Le salon n'est ni exclusivement français, ni original au siècle qui nous préoccupe. On le fait remonter à la Grèce antique; le dix-huitième siècle en a eu de remarquables; on le retrouve en Allemagne, en Belgique, en Angleterre… Cependant il faut bien reconnaître qu'à Paris au dix-neuvième siècle il a atteint une importance qui n'avait jamais été vue et qui n'a pas été vue depuis, d'abord par le nombre de ces salons, ensuite par le nombre des invités, souvent fameux, qu'ils attiraient. J'ai bien l'impression que, dans sa version moderne, le salon a ses racines dans l'aristocratie, quand une grande dame invitait la marquise d'A… et le vicomte de B… à ses soirées. Elle invitait aussi probablement quelques poètes, artistes ou musiciens, peut-être parce qu'ils étaient fameux, ou seulement pour qu'ils soient "de service" et agrémentent la soirée de leur art. Car la noblesse, qui servait de mécène aux arts, ne considérait parfois les gens qui sont aujourd'hui dans nos dictionnaires que comme une classe un peu plus propre de domestiques. La bastonnade de Voltaire sur l'ordre du duc de Rohan l'illustre assez bien. Si la révolution française ne mit pas un terme à la noblesse, elle permit la montée de la bourgeoisie, la grande et la petite. La première, devenue très riche, copiait volontiers ces nobles qu'elle avait voulu supplanter, allant à l'opéra, organisant des soupers et tenant des salons, où on invitait souvent des écrivains ou des artistes, comme aujourd'hui on inviterait une vedette de cinéma ou une chanteuse à succès. Je pense qu'une caractéristique importante du salon est qu'il est privé et habituellement tenu au domicile de l'hôte. Cela le distingue du café, du cercle, des soupers, du cabaret où les écrivains et les artistes se rencontraient. En plus, le salon n'est pas nécessairement littéraire ou porté sur les arts. Il y en a de mondains. On peut y rencontrer des nobles, des gens d'affaire, des hommes politiques, des journalistes, des gens de théâtre… En ce temps-là, il y a près d'un demi-siècle, l'esprit de Paris était gouverné dans les salons par des femmes incomparables: la comtesse de Castellane, la princesse Mathilde, la comtesse Le Hon, madame de Girardin, mademoiselle Rachel, quelques autres, dignes de survivre dans le souvenir impérissable de la beauté dans l'art et de l'esprit avant la lettre. C'était un vrai plaisir de franchir le seuil de ces salons, toujours fermés aux non-valeurs, toujours ouverts aux grands artistes, aux grands poètes, aux grands mondains. Dans la catégorie de ceux où les artistes — du verbe, de la couleur ou du son — avaient de l'importance, on pourrait mentionner des salons du dix-neuvième siècle ayant leurs racines dans le siècle précédent, comme ceux de Sophie d'Houdetot, Sophie Gay, Mme de Duras, Madame de Staël ou Madame Récamier, mais je préfère m'intéresser aux salons plus ancrés au coeur du siècle. Ces salons me semblent avoir été divers. Edmond de Goncourt, Émile Zola, Théophile Gautier, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Rachilde, Charles Buet, des écrivains donc, recevaient essentiellement leur confrères. C'étaient probablement les salons littéraires les plus purs. On pouvait se rencontrer au Salon de l'Arsenal ou au Petit Cénacle, qui me donnent plus l'impression de cercles que de salons. Virginie Ancelot (1792-1875) accueilli Victor Hugo, Alfred de Musset, Stendhal, Chateaubriand, Alphonse de Lamartine, Alfred de Vigny, Prosper Mérimée, Alphonse Daudet, Eugène Delacroix, ainsi que Sophie Gay et sa fille Delphine, que nous retrouverons très bientôt. Delphine Gay, madame de Girardin (1804-1855), écrivaine, fille de salonnière, cette "muse du Romantisme" épousa le magnat de la presse Émile de Girardin. Son salon fût fréquenté par à peu près tout ce qui pouvait ne pas être classique, comme Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Berlioz et Delacroix. Aurore Dupin, baronne Dudevant, alias George Sand (1804-1876), recevait Honoré de Balzac, Eugène Delacroix, Adélaïde-Louise d'Eckmühl de Blocqueville (1815-1892) a reçu dans son salon — à partir des années 1860 — Sophie de Castellane (1818-1904), aux côtés de la noblesse royale et impériale, recevait Victor Hugo, Alexandre Dumas, père et fils, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Jules Janin, Eugène Delacroix, et leur faisait donner des représentations théâtrales. La Païva (1819-1884), propriétaire éponyme du fameux hôtel, y reçu de Gautier à Baudelaire, en passant par Wagner, illustres personnages que fréquentaient Mathilde Bonaparte (1820-1904) — la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III — tenait un salon essentiellement littéraire où elle recevait Apollonie Sabatier, alias la Présidente (1822-1889), reçu aussi Gautier et Baudelaire, avec Gustave Flaubert, Lydie Lemercier de Nerville, dite Mme Aubernon (1825-1899), que le site Salons (voir la page de liens) décrit comme une "tyrannique salonnière" qui recevait "le gratin intellectuel, théâtral et musical de Paris", a une liste impressionnante d'invités, comme Alexandre Dumas fils, Guy de Maupassant, Mme la Marquise de Ricard, dont je n'ai pas trouvé la date de naissance, mais que je place ici car on la dit contemporaine de la précédente, était la mère de Marie-Laetitia Bonaparte-Wyse (1831-1902) tient à Paris, au début du Second Empire, un salon fréquenté par Victor Hugo, Gérard de Nerval, Juliette Adam, alias Marie-Anne Detourbay, comtesse de Loynes (1837-1908), demi-mondaine devenue richissime, qui reçu en son salon Théophile Gautier, Gustave Flaubert, Émile de Girardin, Laure Baignères (1840-1918) recevait José-Maria de Hérédia, Georges Bizet, Claude Debussy et Marcel Proust. Madame de Caillavet (1844-1910), qui selon Anatole France — son amant — était "l'égérie des plus grands écrivains de son temps", avait comme familiers Marcel Proust, Julia Daudet (1844-1940), la femme d'Alphonse, tint un salon fameux où se croisaient Gustave Flaubert, Anatole France, Edmond de Goncourt, Marcel Proust, Joris-Karl Huysmans… et où Jose Maria de Heredia, Sully-Prudhomme et François Coppée causaient. Madeleine Lemaire (1845-1928), aquarelliste qui reçu dans son atelier le monde de l'art, de la littérature, du théâtre et de la musique, des invités comme Paul Bourget, Henri Rochefort, Robert de Flers, François Coppée et Lucien Guitry. Méry Laurent (1849-1900), actrice, puis demi-mondaine, amie des lettres et des arts qui Madame Straus, Geneviève de son prénom (1849-1926), dont le salon illustrait les opinions "dreyfusiennes", alignait devant la cheminée des gens comme Jacques-Émile Blanche, Marguerite de Saint-Marceaux (1850-1930) semblait plus intéressée par la peinture et la musique que la littérature, mais reçu quand même, entre autres, Alexandre Dumas fils, Louise Lefuel (1851-1929), madame Hochon, recevait aristocrates, artistes et écrivains, dont Eugène Labiche, Victorien Sardou, Guy de Maupassant, Édouard Pailleron et Alexandre Dumas fils. Marguerite Aimery Harty, baronne de Pierrebourg (1856-1943) tenait un salon Rosalie de Fitz-James (1862-1923) avait un salon essentiellement aristocratique, mais que fréquentaient Paul Bourget, Paul Hervieu, Robert de Flers et Henri de Régnier. André de Fouquières, dans Cinquante ans de panache (1951) a dit que La liste des invités, d'un salon à l'autre, est souvent à la même époque presque identique — les mêmes noms reviennent tout le temps — comme si Paris avait une petite intelligentsia, dont les membres vivaient à quelques pâtés de maisons les uns des autres et n'avaient rien à faire le soir que de mettre un habit et d'aller dans le monde. Paris à l'époque du dix-neuvième siècle aura probablement été l'apogée du salon, littéraire ou mondain, aristocratique ou bourgeois, de droite ou de gauche, formel ou parfois un peu moins, spécialisé ou polyvalent. C'est un peu comme les cercles ou les cafés, ces lieux de la ville lumière où on rencontrait ceux dont n'existent plus que les oeuvres: ils sont devenus mythiques, ils font rêver. |
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