... Mais par Froger1, devenu rédacteur en chef, je pus enfin voir de près, ainsi qu'il convient à un myope, et toucher du doigt les poètes, non plus dans la solennité du café Tabourey ou du café Voltaire; mais dans une minuscule brasserie appelée le Sherry-Cobbler, qui mérite quelques lignes de souvenirs. Ce Sherry-Cobbler, situé sur le boulevard Saint-Michel — le centre des affaires, ô poésie! — entre le lycée Saint-Louis et la librairie Derenne, où s'éditait alors la République des lettres, était présidé par une fort belle blonde, Joséphine, qui, après bien des avatars, a fini par aller fonder une brasserie au Téxas. On était servi — servi est une façon de parler, vous verrez pourquoi — par de jeunes et jolies filles, dont plusieurs ont fait leur chemin. Mais ce qui, dès l'abord, distinguait le Sherry-Cobbler de n'importe quelle autre brasserie, c'est qu'il n'y eut jamais là de boisson s'appelant Sherry-Cobbler, ce breuvage américain y étant aussi profondément inconnu que l'homérique ambroisie; nul des allants ou venants ne peut se vanter d'avoir, à l'aide d'un chalumeau, humecté son gosier de ce nectar spécial, qui servait pourtant d'enseigne au modeste établissement tenu par Joséphine. Un soir, trois audacieux lycéens — cet âge est sans pitié — trois lycéens, la bouche armée de panatellas énormes, des cigares pareils à des cornes de rhinocéros, entrèrent en ce séjour de lyrisme, et, ô stupeur, demandèrent à la jeune fille qui devait les servir: — Trois sherry-cobblers! Trois sherry-cobblers, trois! Un, c'eût été de l'audace, mais trois! La blonde préposée, ignorant ce breuvage, crut d'abord à une mauvaise plaisanterie de la part de ces potaches; puis, sur leur insistance, elle se rabattit vers la caissière, et formula la demande de ces clients sauvages et extravagants. — Répondez qu'il n'y en a plus, dit la caissière, pour sauver l'honneur du drapeau. C'est en cet endroit paradoxal que les poètes s'assemblaient, et que je vins moi-même, enfin délivré de ma timidité, m'assoir à mon tour. Je n'osais pourtant point élever la voix en ce cénacle, j'écoutais, ainsi qu'il sied à un bon néophyte, j'ouissais les hardis propos, les rudes reparties, les merveilleuses dissertations, qui scintillaient, lorsque Coppée, Mendès, Mérat, Et je vois un jeune Valade, lorsque tant de poètes parnassiens ou non, baudelairiens ou poësques, se rencontraient avec leurs cadets, Richepin, Bouchor, Bourget, Rollinat, A.Froger, Ponchon, le peintre Tanzi2, Michel de l'Hay3, Guillaume Livet4, l'avocat Adrien Lefort, Alexandre Hepp5, qui publiait ses premiers vers, Vautrey6, Edmond Deschaumes7, frais émoulu du collège. Etc. Émile Goudeau 1 - Adelphe Froger (né 1855) était co-rédacteur en chef de La République des Lettres, avec Catulle Mendès. |
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