Dix ans de bohème

Chapitre 2

...

Mais par Froger1, devenu rédacteur en chef, je pus enfin voir de près, ainsi qu'il convient à un myope, et toucher du doigt les poètes, non plus dans la solennité du café Tabourey ou du café Voltaire; mais dans une minuscule brasserie appelée le Sherry-Cobbler, qui mérite quelques lignes de souvenirs.

Ce Sherry-Cobbler, situé sur le boulevard Saint-Michel — le centre des affaires, ô poésie! — entre le lycée Saint-Louis et la librairie Derenne, où s'éditait alors la République des lettres, était présidé par une fort belle blonde, Joséphine, qui, après bien des avatars, a fini par aller fonder une brasserie au Téxas. On était servi — servi est une façon de parler, vous verrez pourquoi — par de jeunes et jolies filles, dont plusieurs ont fait leur chemin. Mais ce qui, dès l'abord, distinguait le Sherry-Cobbler de n'importe quelle autre brasserie, c'est qu'il n'y eut jamais là de boisson s'appelant Sherry-Cobbler, ce breuvage américain y étant aussi profondément inconnu que l'homérique ambroisie; nul des allants ou venants ne peut se vanter d'avoir, à l'aide d'un chalumeau, humecté son gosier de ce nectar spécial, qui servait pourtant d'enseigne au modeste établissement tenu par Joséphine.

Un soir, trois audacieux lycéens — cet âge est sans pitié — trois lycéens, la bouche armée de panatellas énormes, des cigares pareils à des cornes de rhinocéros, entrèrent en ce séjour de lyrisme, et, ô stupeur, demandèrent à la jeune fille qui devait les servir:

— Trois sherry-cobblers!

Trois sherry-cobblers, trois! Un, c'eût été de l'audace, mais trois! La blonde préposée, ignorant ce breuvage, crut d'abord à une mauvaise plaisanterie de la part de ces potaches; puis, sur leur insistance, elle se rabattit vers la caissière, et formula la demande de ces clients sauvages et extravagants.

— Répondez qu'il n'y en a plus, dit la caissière, pour sauver l'honneur du drapeau.

C'est en cet endroit paradoxal que les poètes s'assemblaient, et que je vins moi-même, enfin délivré de ma timidité, m'assoir à mon tour. Je n'osais pourtant point élever la voix en ce cénacle, j'écoutais, ainsi qu'il sied à un bon néophyte, j'ouissais les hardis propos, les rudes reparties, les merveilleuses dissertations, qui scintillaient, lorsque Coppée, Mendès, Mérat, Paul Arène, Stéphane Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, Valade, mort depuis, ce poète qui signait Silvius d'adorables chroniques rimées, et dont Monselet a dit :

Et je vois un jeune Valade,
Un jeune Valade à pas lents,

lorsque tant de poètes parnassiens ou non, baudelairiens ou poësques, se rencontraient avec leurs cadets, Richepin, Bouchor, Bourget, Rollinat, A.Froger, Ponchon, le peintre Tanzi2, Michel de l'Hay3, Guillaume Livet4, l'avocat Adrien Lefort, Alexandre Hepp5, qui publiait ses premiers vers, Vautrey6, Edmond Deschaumes7, frais émoulu du collège.

Etc.

Émile Goudeau
Dix ans de bohème
1888

1 - Adelphe Froger (né 1855) était co-rédacteur en chef de La République des Lettres, avec Catulle Mendès.
2 - Léon Tanzi (1846-1913), dans l'atelier duquel Richepin, Ponchon et Bouchor jouaient les pièces de ce dernier.
3 - Goudeau fait probablement référence au peintre Michel-Eudes de L'Hay (1849-1900), qui était membre des Vilains Bonshommes.
4 - Guillaume Livet (1856-1919) était romancier, dramaturge, journaliste et médecin.
5 - Alexandre Hepp (1857-1924), romancier et journaliste, futur disciple de Zola.
6 - Probablement Gustave Vautrey (1855-1923), poète et auteur dramatique.
7 - Edmond Deschaumes (1856-1916) était un écrivain français familier du Chat Noir, dont il a été le secrétaire de la rédaction du journal.



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