Avez-vous lu Murger? Avez-vous pleuré à la dernière des Scènes de la vie de Bohème? Tout cela c'est la génération prise entre le marteau de la Restauration et l'enclume du Second Empire, qui n'est déjà plus romantique, mais qui n'est pas encore parnassienne ou naturaliste, celle de l'école fantaisiste, de l'école réaliste, de Baudelaire, des Buveurs d'eau, dont Murger fut le témoin et le chroniqueur. Ils vivaient ces buveurs — d'eau parce que n'ayant pas les moyens de boire dans leur misère autre chose — dans les années mille huit cent quarante et cinquante, dans le Quartier Latin, et regroupaient poètes et artistes en herbe, troupe famélique rêvant d'art et de gloire, attendant la réussite, la reconnaissance, dépensant leur jeunesse en amours volages, admirateurs de Hugo et de Delacroix, et prêt à tout endurer dans ce On peut les associer en plusieurs groupes, qui se chevauchent et se mélangent, à savoir: les amis que Murger fréquentait encore adolescent, les résidents de l'hôtel Merciol, une petite place où vivait Murger rue des Canettes, les gens qu'il croisait dans les cafés du Quartier Latin, des amis qui l'hébergeaient et, sortant de tout ça, ses personnages de la Vie de Bohème, qui sont sous pseudonymes des personnes réelles de son entourage. Au Quartier Latin Émile et Pierre Bisson sont les amis de la première heure. Ils travaillaient tous les trois chez un avoué où ils gagnaient maigrement leur vie. Étudiant la peinture, les frères entraîneront Murger vers l'atelier, qu'il quitta rapidement, se destinant à la poésie. C'est par eux qu'il rencontra les Buveurs d'eau. Cette association de jeunes gens, aspirants littérateurs et artistes, avait des règles strictes de vie et de travail visant à permettre à ses membres de percer dans leur domaine. Dans ses notes de La Vie de Bohème chez Flammarion, Sandrine Berthelot nous dit: Les membres fondateurs de cette association, née vraisemblablement fin 1841 rue de La Tour-d’Auvergne où résidait Murger, furent le poète Léon Noël1 (président), Murger (secrétaire), Joseph Desbrosses2, sculpteur, surnommé Christ (secrétaire-trésorier), et son frère Léopold3, peintre-graveur surnommé le Gothique, tous jeunes gens d’origine très modeste. Adrien Lélioux4, les frères Pierre et Émile Bisson et Nadar comptaient parmi ses sympathisants proches, auxquels on peut ajouter Cabot5 (vice-président de l’association en 1842), Tabar6, Vastine7, Villain8, Guilbert9, Chintreuil10 et Karol. De son côté, dans Henry Murger et la Bohème, Les amis d'Henry Murger, jeunes alors comme lui, destinés comme lui à devenir un jour quelque chose dans les lettres ou dans les arts, s'appelaient: Émile et Pierre Bisson, Adrien Lelioux, Léon Noël, Nadar, Guilbert, Vastine, Desbrosses, Cabot, Villain, Tabar, Chintreuil, Pottier, Karol et Vernet11. On se lie vite quand on est jeune, — et surtout quand on est pauvre. On sait peu de choses de Karol. Vivant dans une grande pauvreté, faisant cent métiers, se destinant à la peinture et à la poésie, il était d'une grande force physique et d'une grande douceur. Delveau mentionne: Ce ne sera pas le seul buveur d'eau à disparaître tragiquement: les sculpteurs Joseph Desbrosses et Cabot moururent jeunes de leur misère. Il semble que le peintre Jean Desbrosses12 (le frère de Joseph et Léopold), l'écrivain Léon Noël, Adrien Lelioux et Nadar écriront ensemble L'histoire de Murger par trois buveurs d'eau. On peut y lire les buts de la société : Bien loin d'imposer à ses membres une patience stoïque, le parti pris de l'isolement et le mépris du succès, la société des Buveurs d'eau avait été créée, au contraire, pour mettre en commun non-seulement l'étude et l'expérience, mais encore l'activité et les relations de tous ses membres. Se produire et faire aux autres un marchepied d'un succès, tel était le devoir de chacun; grandir et arriver les uns par les autres, tel était le but principal. Plus loin, l'auteur, qui est probablement Adrien Lelioux, ajoute: Nous réprouvions sans doute le mercantilisme, mais comme but seulement et non comme moyen de vivre: Noël donnait des leçons de dessin; Murger était secrétaire de M. Tolstoï et brochait des petits contes d'enfant pour l'Age d'or; je sténographiais des séances de justice de paix pour un journal judiciaire; Christ et Cabot dessinaient des ornements pour un marbrier; Gothique peignait des enseignes de sages-femmes, etc. Il était non-seulement permis, mais encore recommandé à chaque Buveur d'eau de faire descendre son art jusqu'à la production du pain de quatre livres. Dans les cafés, comme le Procope et le Momus, Murger fréquentait d'autres personnes. C'est Champfleury, avec lequel il partagea un appartement, qui détourna Murger de la poésie vers la prose. Les trois Charles — Baudelaire, Barbara et Monselet — Théodore Pelloquet14, dans Henry Murger (1861), nous parle du temps — 1842 — où il a connu Murger: Lié dès cette époque avec un groupe de jeunes gens qui devaient plus tard se faire des noms plus ou moins célèbres, en suivant des voies souvent opposées, entre autres, MM. de Banville, Baudelaire, Nadar, Fauchery15 et Champfleury, il travailla avec ce dernier pour le petit Théâtre du Luxembourg, le Théâtre de Bobino, comme on disait alors. Théodore de Banville parla de ses amis de jeunesse dans Mes Souvenirs. De Murger il nous dit: Un jour il passait dans l'allée de l'Observatoire avec sa chère Mimi, pâle, étiolée, souffrante comme une vraie Parisienne, et roulant comme de pâles étoiles dans le triste ciel de ses yeux bleus, lorsqu'ils vinrent à croiser un promeneur pensif; c'était Victor Hugo, qui adressa à Mimi un beau salut. Le souvenir de cette minute, que la pauvre fille regarda comme la gloire de sa vie, fournit à Murger un de ses plus charmants feuilletons, car la nécessité de faire de la copie inspire quelquefois des chefs-d'oeuvre, mais surtout à ceux qui étaient nés pour en faire. Les personnages Dans la Vie de Bohème, les histoires c'est ce que Murger et ses amis vivaient, présenté de façon amusante et romancée. Dans les quatre mousquetaires de la Bohème, Rodolphe c'est Murger. Schaunard c'est le peintre et musicien Alexandre Schanne16, l'auteur des Souvenirs de Schaunard, par lesquels on connaît qui se trouve derrière les masques, et que l'on croise incidemment souvent dans les oeuvres de Champfleury. Colline c'est le philosophe Jean Wallon17, qui se promenait les poches pleines de livres, mais Schanne nous dit que certaines anecdotes font référence à Trapadoux18, connu pour avoir régulièrement arpenté les quais à la recherche de la perle rare. Marcel serait le seul personnage composite, tenant des peintres Marcel Lazare et Tabar selon Schanne, ou de Karol selon Lelioux, Noël et Nadar. Lazare aurait vécu avec son frère dans une maison héritée de son père et aurait été le mieux nanti des bohèmes. Tabar exposa au salon et Baudelaire parle de lui dans ses critiques artistiques. L'épisode du tableau du Passage de la Mer Morte lui est rattaché, car il tenta effectivement un tel tableau, mais dû l'abandonner faute de moyens, le transformant en quelque chose de plus modeste. Mais ils étaient cinq, ces quatre mousquetaires, et Barbemuche c'est Mimi, Musette, Phémie étaient des maîtresses, des muses, des jeunes femmes vivant leur vie librement auprès de ces jeunes hommes. La femme qui inspira Musette servit aussi de modèle à Champfleury pour sa Mariette. De son vrai nom Marie-Christine Roux19, elle était modèle pour peintre, devint demi-mondaine et périt dans le naufrage de l'Atlas en route pour l'Algérie. De Phémie nous ne savons pas grand chose. Delveau nous dit * * * * * Murger publia les Scènes de la vie de Bohème en feuilleton dans Le Corsaire entre 1845 et 1849. En 1849 il y eu une adaptation à la scène, sous le titre La Vie de Bohème20, qui fera recette. Elles furent publiées en livre en 1851 et connurent un grand succès. Puccini en fera son fameux opéra La Bohème en 1896 et Leoncavallo les reprendra l'année suivante. Elles permettront à Murger, ces Scènes, de sortir de sa misère et d'entreprendre sa carrière littéraire. Il laissa derrière lui sa vie de bohème, s'installa près de la forêt de Fontainebleau, revient à ses premières amours de poésie, évolua dans ses romans vers un style moins léger que celui de ses débuts, essentiellement réaliste, mais mourut à trente-neuf ans d'une maladie sans doute causée par ses privations. Ses derniers mots auraient été: 1 - Léon-André Noël (1817-1879), |
Vers la page d'accueil