Le Massacre

Dans le premier extrait que je donne de ce recueil de portraits parisiens publiés dans le Figaro, Champsaur nous parle de Nina de Villars, cette muse parnassienne. L'article est daté du 23 juillet 1884 et commence ainsi : on enterre aujourd'hui cette déclassée.

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Les braves gens de province ne se doutent pas de ces vies abracadabrantes. Le soir, à sept heures, la salle à manger de Nina de Villars avait l'air d'une table d'hôte.

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Cependant, Henri Rochefort, Villiers de l'Isle-Adam, Paul Verlaine, Leconte de Lisle, Catulle Mendès, Frank Lamy, Émile Zola, Alphonse Daudet, Maurice Rollinat, Émile Goudeau, Marie Katinska (sic) qui fait des ballades en prose et des balades sur les trottoirs, Henry Maret, Léon Gambetta, Barbey d'Aurevilly, Bloy, un raté farouche, le « fondement » de ces réunions, se sont tous assis à cette table bohème. C'était bien facile; quand on avait faim et que le repas n'était pas assez copieux, on faisait un tour à la cuisine et on se préparait des oeufs au fromage, une omellette au lard, des plats faciles.

Une maison vraiment pittoresque; on mangeait sur toutes les marches de l'escalier, au milieu d'une myriade de chats, de chiens, de cochon d'Inde; le prince Galitzin y a dîné un jour, assis adroitement sur bûche. A citer encore, Mlle Holmès, qui a donné là les premières auditions de ses opéras et de ses mélodies; Henriette Hauser, reine détrônée de Hollande; la princesse Rattazzi, une assidue du temps jadis, qui, de loin en loin, après souper, emmenait la bande joyeuse à l'hôtel d'Aquila; Léon Dierx; Coppée, effarouché; Richepin, cherchant à oubliet Judith à la chevelure tumultueuse; Ponchon, arrivant, les dents longues, du quartier Latin; Édouard Detaille; Jacqueline, la guenon favorite, morte l'an dernier du delirum tremens. On soûlait la pauvre bête régulièrement tous les soirs avec de l'absinthe.

C'est dans ce caravansérail (Nina de Villars avait l'air assez oriental) que Charles Cros a inventé le monologue; Coquelin cadet a pris le hareng saur, sec, sec, sec, qui pendait au mur du grand salon, au bout d'une ficelle longue, longue, longue, et l'a promené dans tout Paris ennuyé, ennuyé, ennuyé.

Etc...

Dans ce second extrait, consacré à Auguste Vacquerie, l'auteur nous parle de la première de Tragaldabas une pièce aux opinions républicaines qui en 1849, au tout début du Second Empire donc, connu l'échec, mais un échec retentissant.

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Dans la salle, il y avait des combattants : Victor Hugo, à l'orchestre, en première ligne, Théophile Gautier, Paul Meurice, Théodore de Banville, Charles Hugo, François Hugo, Champfleury, Mürger; dans les loges, le grand Balzac, George Sand, Alexandre Dumas, Léon Gozlan, Alphonse Karr, Émile de Girardin, Félix Piat. A chaque minute, cependant, éclataient les bizzareries touffues, les hardiesses. La pièce fut sifflée, malgré tous les « bravos » illustres.

A la fin du cinquième acte, Tragabaldas (sic), pour avoir la vie sauve, s'engage comme âne dans une troupe de saltimbanques, et prend la peau d'Aliboron. Les sifflets retentissaient aigus, quand Frédérick Lemaître, debout sur le chariot des saltimbanques, accentua de sa grande voix, ces vers :

Les ânes sont très grands. Combien de gens voit-on
Boire du vin, marcher sur deux pieds sans bâton,
Plaider, se battre en duel à propos de vétilles,

Siffler les vers, mentir, voler, vendre leurs filles,
Enfin mener un train de gens civilisés,
Qui sont évidemment des ânes déguisés!

Le poète traitait d'ânes les siffleurs de rimes. Jugez si la tempête continua.

Etc...

Félicien Champsaur
Le Massacre
1885



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