La Poésie dans les bois


Adieu aux bois

I.

Bois où je voudrais vivre, il faut vous dire adieu!

Depuis l'aube égayant les moissons odorantes
Jusqu'au soleil pâli des vendanges bruyantes,
J'ai lu plein de ferveur le livre d'or de Dieu.

Mais sur le seuil m'attend la muse voyageuse,
Et j'embrasse en partant la brune vendangeuse,
Le coup de l'étrier c'est son rire empourpré;

Le vin coule au pressoir, le vigneron est ivre;
Le regain est fauché; j'ai vu le premier givre
Frapper le bois; la neige ensevelit le pré;

Et je retourne à toi, poétique bohême,
Où dans le nonchaloir chacun fait son poëme
Avec un peu d'amour tombé du seuin de Dieu.

Bois où je voudrais vivre, il faut vous dire adieu!

II.

Adieu Cybèle, adieu Phébus, adieu Phébé!

Je pars, l'amour m'appelle et l'amitié m'oublie;
Je vais donc vous revoir, ô blonde Ophélie!
Beau rêve de Shakspeare (sic) en mon âme tombé;

Sainte-Beuve pleurant un autre Sainte-Beuve,
Hugo, Barbier, Laprade, Autran, urnes du fleuve
Qui versez la jeunesse aux rêveurs, comme Hébé.

Au théâtre, j'irai voir le monde en peinture,
Scribe, Doucet, Ponsard, Legouvé : la nature,
Dumas, Augier, Vigny qui gravent sur l'airain.

Janin, About et Karr, armés du paradoxe,
Te frapperont au coeur, ô sottise orthodoxe!
Musset, Gautier, Banville ouvriront leur écrin.

Adieu, bois, monts, prés, vals : j'entends siffler le train!

III.

Paris, orgueil du coeur, vanité de l'esprit!

En ce pays brûlé de passion ardente,
Je trouverai l'enfer de Virgile et du Dante,
Mais DESESPRANZA n'y fut jamais inscrit.

Sand, Quinet, Esquiros, retouchant l'Évangile,
Bâtiront sous mes yeux leur Église fragile,
Avec Saint-Just pour Saint et pour Dieu Jésus-Christ.

Lamartine au banquet de Platon me convie;
Balzac, Sandeau, Feuillet, Marmier content la vie;
Sacy, Nisard, Caro, du Beau marquent les lois.

Point d'hiver à Paris! car s'il pleut ou s'il neige,
J'irai voir le soleil au Louvre dans Corrège,
Ou dans votre atelier, Diaz, Beaudry, Delacroix!

Paris, tout ce que j'aime et tout ce que je crois!


Arsène Houssaye
La Poésie dans les bois
1845



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