Le mouvement romantique en France se divise en deux générations, d'abord un Romantisme aristocratique, anti-bonapartiste et réactionnaire, domaine de madame de Staël et de Chateaubriand, puis un Romantisme social et républicain, autour de Victor Hugo. Cette deuxième génération, à côté de ses pontes, comprenait ceux que l'on a appelé les "petits romantiques", de jeunes écrivains et artistes, Jeune-France, bousingots, bohèmes, qui cherchaient à choquer le bourgeois et qui allaient supporter Hernani. Le groupe le plus connu de ces Jeune-France se réunissait à ce qu'ils appelaient l'Hôtel du Doyenné, un grand appartement de neuf pièces, dont un grand salon, qu'à partir de 1835 habitaient Gérard de Nerval, Lors de l'installation, les amis peintres décorèrent les boiseries du salon de leurs oeuvres. Nerval dénicha deux Corot et deux Fragonard au marché aux puces. On acheta des meubles anciens et des tapisseries. Du côté des écrivains, on pouvait y croiser Il est étonnant de penser que tous ces gens, plusieurs fameux, se fréquentaient au temps de leur jeunesse, comme si Paris était un village, et Houssaye, dans ses Confessions, nous dit: On n'a jamais vécu d'une amitié plus franche et plus gaie; tous les jours, vraie fête pour le coeur et pour l'esprit. C'était en chantant comme de gais compagnons qu'on se mettait à l'oeuvre, Théo à Mademoiselle de Maupin, Gérard à la Reine de Saba, Ourliac à Suzanne, moi à la Pécheresse. Je ne compte pas les sonnets et les chansons que Rogier mettait en musique sans perdre un coup de crayon, car il dessinait toute la journée ou peignait des aquarelles, illustrant tour à tour Hoffmann et Byron. Cette bohème est dite dorée ou galante, car comme on le voit, elle ne souffre pas, sinon d'un certain mal de vivre qu'on respirait dans l'air du temps. La plupart de ses membres viennent d'un milieu aisé, milieu bourgeois qu'ils se plaisent à renier. Elle a la vie facile et confortable, mangeant au restaurant, allant au théâtre, organisant des bals.
Jules Claretie, dans La Vie à Paris (1880, chapitre VI), nous la décrit ainsi: La bohême de 1830 était une bohême en manchettes, donnant des fêtes vénitiennes sous les lambris décorés par Camille Roqueplan ou Célestin Nanteuil. Elle traitait les comédiennes, mais à la condition de vivre élégamment, n'avait pas toujours cinq francs pour payer son souper, mais déterrait un ou deux louis pour acheter un bibelot, méprisait l'utilitarisme, renvoyait la morale aux romans d'Émile Souvestre3 et vivait à sa guise, narguait le bourgeois en plein Paris de Louis-Philippe. Elle n'a rien à voir avec les buveurs d'eau de Murger, qui viendront ensuite, et qui auront une vie beaucoup plus difficile. Cependant elle verra passer la mort et emporter les amis. Lassailly est mort dans la misère à trente-et-un ans, Ourliac à trente-cinq, Nerval s'est suicidé à 48 ans, et puis on finira bien par se caser, Rogier deviendra directeur des postes, Houssaye directeur de théâtre et Gautier père de famille. 1 - Camille Rogier (1810-1896), qui vécut à Constantinople, était peintre orientaliste et illustrateur, notamment pour les oeuvres d’Hoffmann. * * * * * Arsène Houssaye dans le recueil Les Paradis perdus de ses Poésies complètes (1858), nous donne La Bohème du Doyenné :
C'est un peu confus, un peu long (même si j'en ai coupé le quart environ, la fin étant une longue liste d'amantes, peut-être sous pseudonyme, et ce qu'elles sont devenues), c'est même un peu facile peut-être, mais il y a quelques beaux moments. C'est une ode à la jeunesse, et encore une jeunesse vécue à la grande époque du Romantisme. Ce poème, de par les noms cités, a valeur de document. Il illustre l'atmosphère de cet Hôtel du Doyenné, où l'intelligentsia de cette génération romantique se rencontrait. Évidemment l'auteur s'adresse à Théophile Gautier. On voit que Gérard de Nerval occupe une place toute spéciale dans cette société et que déjà son pessimisme pointe. Ourliac était effectivement fameux pour son sens de l'humour et ses bouffonneries. Sont encore évoqués Beauvoir et Rogier. Par contre sont laissés dans l'ombre Pétrus Borel et O'Neddy, ce qui laisse à penser qu'ils n'étaient pas des visiteurs assidus de ce cercle. Il est étrange de constater la différence dans la réussite littéraire entre tous ces jeunes hommes s'épaulant l'un et l'autre. Gautier et Nerval sont de toutes les histoires littéraires, leurs oeuvres facilement disponibles, alors que les autres sont à peu près disparus des rayons de librairies. On voit aussi l'importance des artistes. Eugène Delacroix, Dévéria (est-ce Achille ou est-ce Eugène?) et Célestin Nanteuil côtoient Louis Boulanger, Camille Roqueplan, Prosper Marilhat et le sculpteur Auguste Préault. À cette époque, les vocations de Théophile Gautier et d'Auguste de Châtillon oscillaient encore entre la littérature et la peinture.
* * * * * Gérard de Nerval dans La Bohème galante cite à plusieurs reprises ce poème d'Arsène Houssaye, à qui le livre est dédié. Il donne cependant cette version de la strophe le concernant:
Il raconte aussi ce qui suit, parlant à Houssaye. C'était dans notre logement commun de la rue du Doyenné que nous nous étions reconnus frères — Arcades ambo, bien près de l'endroit où exista l'ancien hôtel de Rambouillet. Puis il annonce que "notre palais est rasé", et poursuit ainsi: Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour, encore assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter en deux lots les boiseries du salon, peintes par nos amis. J'ai les deux dessus de porte de Nanteuil; le Watteau de Vattier, signé; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence; le Moine rouge, de Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d'une femme nue, qui dort; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume Régence, — en robe de taffetas feuille morte, — triste présage, — sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l'espagnole. L'affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrance, qui l'avait conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d'une couche à la détrempe, parce qu'il prétendait que les nudités l'empêchaient de louer à des bourgeois. — Je bénis le sentiment d'économie qui l'a porté à ne pas employer la peinture à l'huile. Il nous dit: "tout cela est à peu près sauvé", mais où est-ce aujourd'hui? Au moins, tout cela nous donne une idée des goûts — et du sens de l'humour — de cette bohème dorée, et de ce que pouvait avoir l'air cet Hôtel du Doyenné. |
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