L'impasse du Doyenné




Le mouvement romantique en France se divise en deux générations, d'abord un Romantisme aristocratique, anti-bonapartiste et réactionnaire, domaine de madame de Staël et de Chateaubriand, puis un Romantisme social et républicain, autour de Victor Hugo. Cette deuxième génération, à côté de ses pontes, comprenait ceux que l'on a appelé les "petits romantiques", de jeunes écrivains et artistes, Jeune-France, bousingots, bohèmes, qui cherchaient à choquer le bourgeois et qui allaient supporter Hernani.

Le groupe le plus connu de ces Jeune-France se réunissait à ce qu'ils appelaient l'Hôtel du Doyenné, un grand appartement de neuf pièces, dont un grand salon, qu'à partir de 1835 habitaient Gérard de Nerval, Arsène Houssaye, Camille Rogier1 et Théophile Gautier. La maison était située près du Louvre dans ce Paris d'avant Haussmann.

Lors de l'installation, les amis peintres décorèrent les boiseries du salon de leurs oeuvres. Nerval dénicha deux Corot et deux Fragonard au marché aux puces. On acheta des meubles anciens et des tapisseries.

Du côté des écrivains, on pouvait y croiser Philothée O'Neddy, Pétrus Borel, Roger de Beauvoir, Charles Lassailly, Édouard Ourliac, Nestor Roqueplan, Auguste de Châtillon et Alphonse Esquiros. Aux côtés de Rogier, plusieurs artistes, comme Eugène Delacroix, Célestin Nanteuil, Gavarni et Deveria, Gustave Corot, Théodore Chassériau, pour ne nommer que les plus célèbres, fréquentaient aussi le lieu. C'est là dit-on qu'est né le romantisme artistique français. On y croisait aussi Eugène Piot2 et plusieurs jeunes actrices.

Il est étonnant de penser que tous ces gens, plusieurs fameux, se fréquentaient au temps de leur jeunesse, comme si Paris était un village, et Houssaye, dans ses Confessions, nous dit:

On n'a jamais vécu d'une amitié plus franche et plus gaie; tous les jours, vraie fête pour le coeur et pour l'esprit. C'était en chantant comme de gais compagnons qu'on se mettait à l'oeuvre, Théo à Mademoiselle de Maupin, Gérard à la Reine de Saba, Ourliac à Suzanne, moi à la Pécheresse. Je ne compte pas les sonnets et les chansons que Rogier mettait en musique sans perdre un coup de crayon, car il dessinait toute la journée ou peignait des aquarelles, illustrant tour à tour Hoffmann et Byron.

Cette bohème est dite dorée ou galante, car comme on le voit, elle ne souffre pas, sinon d'un certain mal de vivre qu'on respirait dans l'air du temps. La plupart de ses membres viennent d'un milieu aisé, milieu bourgeois qu'ils se plaisent à renier. Elle a la vie facile et confortable, mangeant au restaurant, allant au théâtre, organisant des bals.

Jules Claretie, dans La Vie à Paris (1880, chapitre VI), nous la décrit ainsi:

La bohême de 1830 était une bohême en manchettes, donnant des fêtes vénitiennes sous les lambris décorés par Camille Roqueplan ou Célestin Nanteuil. Elle traitait les comédiennes, mais à la condition de vivre élégamment, n'avait pas toujours cinq francs pour payer son souper, mais déterrait un ou deux louis pour acheter un bibelot, méprisait l'utilitarisme, renvoyait la morale aux romans d'Émile Souvestre3 et vivait à sa guise, narguait le bourgeois en plein Paris de Louis-Philippe.

Elle n'a rien à voir avec les buveurs d'eau de Murger, qui viendront ensuite, et qui auront une vie beaucoup plus difficile.

Cependant elle verra passer la mort et emporter les amis. Lassailly est mort dans la misère à trente-et-un ans, Ourliac à trente-cinq, Nerval s'est suicidé à 48 ans, et puis on finira bien par se caser, Rogier deviendra directeur des postes, Houssaye directeur de théâtre et Gautier père de famille.

1 - Camille Rogier (1810-1896), qui vécut à Constantinople, était peintre orientaliste et illustrateur, notamment pour les oeuvres d’Hoffmann.
2 - Eugène Piot (1812-1890) était, selon Wikipédia, un critique d'art, journaliste, éditeur, collectionneur et photographe.
3 - Émile Souvestre (1806-1854) était un avocat, journaliste et écrivain qui voulait que ses romans soient “un moteur d’instruction morale”.

* * * * *

Arsène Houssaye dans le recueil Les Paradis perdus de ses Poésies complètes (1858), nous donne La Bohème du Doyenné :

Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre?
Levons avec Rogier le voile qui les couvre,
Reprenons dans nos coeurs les trésors enfouis,
Plongeons dans le passé nos regards éblouis.

Chimères aux cils noires, Espérance fanées,
Amis toujours chantants, Amantes profanées,
Songes venus du ciel, flottantes Visions,
Sortez de vos tombeaux, jeunes Illusions!
Et nous rebâtirons ce château périssable
Que les destins changeants ont jeté sur le sable :

Replaçons le sofa sous les tableaux flamands;
Dispersons à nos pieds gazettes et romans;
Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines
Et faisons refleurir roses et marjolaine;
Qu'un rideau de lampas ombrage encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelies.

Appendons au beau jour le miroir de Venise :
Ne te semble-t-il point y voir la Cydalise
Respirant un lilas qui jouait dans sa main
Et pressentant déjà le triste lendemain?
Entr'ouvrons la fenêtre où fleurit la jacinthe,
Il m'en reste une encor! relique trois fois sainte...

Ne respires-tu pas dans ces vagues parfums
Les doux ressouvenirs de nos amours défunts?
Retournons un instant à la plus belle année :
Trainons le sofa vert devant la cheminée;
Prenons un manuscrit pour allumer le feu,
Appelons nos deux chats et devisons un peu :

Que dit-on par le monde? Eh! qu'importe? nous sommes
Dans la verte oasis, loin du désert des hommes;
Laissons-les s'épuiser avec les vanités
Et parcourons toujours nos palais enchantés;
Couvrons de notre oubli le monde et ses tourmentes,
Parlons de nos amours, parlons de nos amantes :

L'Amour! pays perdu que nous cherchons toujours,
Écho des paradis, horizon des beaux jours,
Sérénade qui chante en notre âme ravie;
L'Amante! coupe d'or où nous buvons la vie!
On déjeunait. Gérard s'asseyait près de nous,
Et les chats en gaieté sautaient sur ses genoux.

«D'où vient donc, ô Gérard! cet air académique?
«Est-ce que les beaux yeux de l'Opéra-Comique
«S'allumeraient ailleurs? La reine de Saba,
«Qui du roi Salomon entre vos bras tomba,
«Ne serait-elle plus qu'une vaine chimère?»
Et Gérard s'écriait : « Que la femme est amère! »

Ourliac, gai convive, arrivait en chantant
Ces chansons de Bagdad que Beauvoir aimait tant.
Tu l'écoutais, l'esprit perdu dans les ténèbres,
Cherchant à ressaisir les images funèbres
De celle que la Mort sur son pâle cheval
Emporta dans la tombe un soir de carnaval.

Voici l'heure où venaient reprendre leur palette
Nos peintres, pinceaux d'or, mais touche violette,
Delacroix, Boulanger, Deveria, Roqueplan,
Marilhat et Nanteuil. Le salon or et blanc
Fut bientôt illustré des oeuvres romantiques.
Nous avions des beautés de vingt ans pour antiques.

Toi-même tu peignais, et moi, rimeur distrait,
Au cadre du sonnet j'essayais un portrait.
Tu n'as point oublié la jeune tavernière
Qui tout en souriant te versait de la bière?
Quelle gorge orgueilleuse et quel oeil attrayant!
Que Préault a sculpté de mots en la voyant!

Cette fille aux yeux bleus, follement réjouie,
Les blonds cheveux épars, la bouche épanouie,
Jetant à tout venant son coeur et sa vertu,
Et faisant de l'amour un joyeux impromptu,
Fut de notre jeunesse une image fidèle;
Ami, longtemps encor nous reparlerons d'elle.

Ah! si ces heureux jours nous devaient revenir!
Mais la mort a passé, mais sans le souvenir
Que nous resterait-il? Comme les hirondelles,
Déjà l'amour frileux s'envole à tire-d'ailes
Vers de plus jeunes coeurs aux rivages aimés...
Mais il faut bien que tous soient tour à tour charmés.

Si nous pouvions aller vivre un peu dans l'Attique,
Amoureux des Phrynés, sages sous le Portique;
Le ciel qui s'assombrit nous devient étranger;
Nous rêvons la contrée où fleurit l'oranger
C'est le mal du pays. Mais pour nous la jeunesse,
C'est le pays. Prions les Dieux qu'elle renaisse!

Etc.

C'est un peu confus, un peu long (même si j'en ai coupé le quart environ, la fin étant une longue liste d'amantes, peut-être sous pseudonyme, et ce qu'elles sont devenues), c'est même un peu facile peut-être, mais il y a quelques beaux moments. C'est une ode à la jeunesse, et encore une jeunesse vécue à la grande époque du Romantisme. Ce poème, de par les noms cités, a valeur de document. Il illustre l'atmosphère de cet Hôtel du Doyenné, où l'intelligentsia de cette génération romantique se rencontrait.

Évidemment l'auteur s'adresse à Théophile Gautier. On voit que Gérard de Nerval occupe une place toute spéciale dans cette société et que déjà son pessimisme pointe. Ourliac était effectivement fameux pour son sens de l'humour et ses bouffonneries. Sont encore évoqués Beauvoir et Rogier. Par contre sont laissés dans l'ombre Pétrus Borel et O'Neddy, ce qui laisse à penser qu'ils n'étaient pas des visiteurs assidus de ce cercle.

Il est étrange de constater la différence dans la réussite littéraire entre tous ces jeunes hommes s'épaulant l'un et l'autre. Gautier et Nerval sont de toutes les histoires littéraires, leurs oeuvres facilement disponibles, alors que les autres sont à peu près disparus des rayons de librairies.

On voit aussi l'importance des artistes. Eugène Delacroix, Dévéria (est-ce Achille ou est-ce Eugène?) et Célestin Nanteuil côtoient Louis Boulanger, Camille Roqueplan, Prosper Marilhat et le sculpteur Auguste Préault. À cette époque, les vocations de Théophile Gautier et d'Auguste de Châtillon oscillaient encore entre la littérature et la peinture.

* * * * *

Gérard de Nerval dans La Bohème galante cite à plusieurs reprises ce poème d'Arsène Houssaye, à qui le livre est dédié. Il donne cependant cette version de la strophe le concernant:

D'où vous vient, ô Gérard! cet air académique?
Est-ce que les beaux yeux de l'Opéra-Comique
S'allumeraient ailleurs? La reine du Sabbat,
Qui, depuis deux hivers, entre vos bras se débat,
Vous échapperait-elle ainsi qu'une chimère?
Et Gérard répondait : « Que la femme est amère! »

Il raconte aussi ce qui suit, parlant à Houssaye.

C'était dans notre logement commun de la rue du Doyenné que nous nous étions reconnus frères — Arcades ambo, bien près de l'endroit où exista l'ancien hôtel de Rambouillet.

Le vieux salon du Doyenné, restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d'une échelle, où il peignait sur un des quatre dessus de glace un Neptune, — qui lui ressemblait! Puis les deux battants d'une porte s'ouvraient avec fracas: c'était Théophile

...

Quels temps heureux! On donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées, — on jouait de vieilles comédies, ou mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaigna pas d'accepter un rôle: — c'était celui de Béatrice dans Jodelet. — Et que notre pauvre Édouard Ourliac était comique dans les rôles d'Arlequin!

Nous étions jeunes, toujours gais, quelquefois riches...

Puis il annonce que "notre palais est rasé", et poursuit ainsi:

Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour, encore assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter en deux lots les boiseries du salon, peintes par nos amis. J'ai les deux dessus de porte de Nanteuil; le Watteau de Vattier, signé; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence; le Moine rouge, de Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d'une femme nue, qui dort; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume Régence, — en robe de taffetas feuille morte, — triste présage, — sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l'espagnole. L'affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrance, qui l'avait conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d'une couche à la détrempe, parce qu'il prétendait que les nudités l'empêchaient de louer à des bourgeois. — Je bénis le sentiment d'économie qui l'a porté à ne pas employer la peinture à l'huile.

De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n'ai pas retrouvé le Siège de Lérida, de Lorentz, où l'armée française monte à l'assaut, précédée par des violons; ni les deux petits Paysages de Rousseau, qu'on aura sans doute coupé d'avance; mais j'ai, de Lorentz, une maréchale poudrée, en uniforme Louis XV.

Il nous dit: "tout cela est à peu près sauvé", mais où est-ce aujourd'hui? Au moins, tout cela nous donne une idée des goûts — et du sens de l'humour — de cette bohème dorée, et de ce que pouvait avoir l'air cet Hôtel du Doyenné.



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