La Revanche du Guillotiné

Onzième épisode




LA REVANCHE DU GUILLOTINÉ

DEUXIÈME PARTIE
LE CONCIERGE DU DÉSERT
Chapitre III
Le Bouge.

Dans cette partie de Paris qu'on appelle Montmartre, au pied des buttes lépreuses, des entrailles desquelles sont sortis — comme d'un ventre de femme — les échafaudages du Sacré-Coeur, s'élève — ou plutôt se cache — le redoutable cabaret, le bouge sinistre, le Chat Noir!

Si le lecteur veut bien nous suivre, nous allons, nouveau Dante, le conduire dans cet enfer.

Au moment ou nous arrivons au boulevard Rochechouart, onze heures viennent de sonner à l'humble église du vieux Mont-des-Martyrs.

Un brouillard épais, comme une fumée d'incendie, pèse sur les passants rapides, dissimulant, comme s'il en avait honte, les filles publiques et les assassins; estompant, en une buée rougeâtre, les lumières de la rue et des maisons.

A droite dans l'ombre, le collège Rollin sommeille, ses fenêtre fermées, comme des paupières de trépassés.

L'Elysée Montmartre, à gauche, avec sa grille close et ses illuminations absentes — c'est mercredi, jour de chômage — a l'air de la nécropole des mille débauches parisiennes.

Un de ces paysages d'ancienne banlieue où l'on croirait toujours qu'il va se jouer un cinquième acte de mélodrame.

Un silence inaccoutumé — le brouillard étouffe les sons — ajoute encore au caractère lugubre du nocturne décor.

Soudain, un choeur de hurlements sauvages vient de frapper nos oreilles, paraissant sortir du sol.

Approchons-nous, pour mieux entendre.

Des voix d'hommes, incendies d'alcools malsains, des voix de femmes, où grincent toutes les souleries abjectes, chantent, sur l'air trop connu des Bidards, une chanson obscène, pleine d'immondes plaisanteries sur M. Wilson, président de la République, et son auguste famille.

Nos lecteurs ont déjà reconnu le Chat Noir.

A travers l'étroite fenêtre à guillotine de la façade borgne du repaire, un homme regarde.

La tête est bien digne de la lucarne.

Deux yeux mornes et sans vie, s'enfoncent, comme des trous de vipères, sous des sourcils roux et broussailleux.

Le nez, fort et penché vers la terre; la bouche, lippue et pendante, accusent tous les instincts brutaux.

Des cheveux sang-de-boeuf, une barbe jaune-sale, affilée comme un couteau de boucher, encadrent cette physionomie cruelle.

Tels devaient être jadis, aux premiers siècles chrétiens les barbares germaniques, qui sous la conduite d'Attila, envahirent les Gallo-Romains dégénérés.

Cet homme, c'est Rodolphe Salis, le patron du Chat Noir.

Ses petits yeux inquiets interrogent l'espace à travers l'ouverture ronde.

On croirait voir Papavoine, dans la lunette de l'échafaud.

Poussons la porte disjointe et pénétrons dans l'intérieur du repaire — dans la gueule du jaguar.

Deux becs de gaz indigents y éclairent à peine un spectacle ignoble.

Dans ce trou, de quelques pieds carrés, est réunie toute la boue des différentes classes parisiennes.

Assassins, proxénètes, mouchards et voleurs fraternisent là dans un épouvantable armistice de la guerre sociale.

Usant de notre privilège de romancier, nous allons montrer ses âmes perverses à nu, arracher les masques à ces physionomies repoussantes.

Dans un coin presque obscur de l'antre, voici d'abord le Tigre, au cou puissant, rasé comme par les ciseaux de monsieur de Paris, aux joues pendantes comme des babines de fauve affamé de chair humaine.

Puis, écroulés sur les tables branlantes, voici Jules Jouy, qu'on soupçonne fort d'être l'auteur des assassinats impunis de la rue Blondel, de la rue Rambuteau, de la rue Fontaine, de la rue du Pont-aux-Choux, du passage Saulnier et de la rue Condorcet. — Henri Rivière, qui fit dix ans de travaux forcés pour avoir violé une femme de quatre-vingt-quatre ans — Jean Morias, dont les moeurs infâmes ont si souvent défrayé la chronique judiciaire — Marcel Legay, le voleur des dix millions du général Schramm — Gérault-Richard, qui livra jadis le Mont-Valérien aux troupes de M. Thiers.

Voici la trop fameuse bande des Chemises jaunes : Étienne Monselet, à peine sorti de la prison des jeunes détenus, André Monselet, son digne frère; Dumotif, Alice la Montalbanaise, Hecror Sombre, Léon Randon, Paul Barberon, Paul Vivien, Hélène la Vampire, légion indomptable qui fit un instant frémir la route de la Révolte.

Au fond, dans une salle enfumée, auquel on n'a pas rougi de prostituer le grand nom de l'Institut, siègent les généraux de cette armée du mal, chevaux de retour, forçats échappés, réclusionnaires en rupture de ban : Paul Arène, dit Boeuf-aux-Pommes; A. Tavernier, dit Surin; Georges Duval, dit le Verdâtre; Jean David, dit la Hyène d'Auch; Granet dit Queue-de-Billard.

Une atmosphère épaisse, pleine de relents de liqueurs fortes et de luxures assouvies, prend à la gorge le visiteur de passage.

Aux murs, suintant l'horreur par tous les pores, sont accrochés des instruments bizarres et terribles, l'arsenal du crime et des tortures inconnues.

Soudain, la porte s'ouvre avec violence, interrompant les confidences sinistres, les serments tragiques, les rires grossiers, les complots homicides, les menaces de mort.

Un homme vient d'entrer, que tous regardent avec des yeux arrondis par la terreur.

On dirait l'apparition de la Tête de Méduse.

Cet homme, nos lecteurs l'ont déjà deviné, c'est lui, toujours LUI!

Un silence de mort se fit dans l'assemblée.

Seule, une voix railleuse dit :

— Mince d'épates! en v'là une entrée de mélo!

Pour la circonstance, Émile Zola crut devoir parler le langage de celui qui semblait le braver.

— Pas de renaud, pantre! ou je te colle une tourlousine sur le coin de la guimbarde, que les diamants de tes ribouis en fargueront du rif sur le trimard!

Un murmure d'admiration courut sur les bouches des bandits.

— Mince que tu dévides le jars, monseigneur, répliqua l'homme qui avait parlé, sans paraître troublé le moins du monde, mais tu jactes pour la peau si tu crois me faire flancher. Je m'appelle Bibi de Montmartre, aussi vrai que je te vais coller un tas sur le tubar si tu ne ferme pas ton plomb!

Sous ces injures brutales. Émile Zola tressauta, comme secoué par une pile électrique.

Ses sourcils noirs se froncèrent, comme un large accent circonflexe.

Sur son front de marbre la fureur creusa des rides de lion en courroux.

Ses poings, massifs comme ceux de Milon le Crotoniate, crispèrent leurs phalanges, avec un bruit tel, qu'on eût pu l'entendre du dehors.

Une lutte terrible allait s'engager.

Au moment où les deux adversaires allaient se précipiter l'un sur l'autre, avec la rapidité de deux trains express qui se rencontrent, une petite main de femme se posa sur l'épaule du colosse.

— N'oublie pas la nuit du 14 novembre 1882, dit la nouvelle venue d'une voix claire et chaude et qui chantait comme une musique.

— Tiens! La Voix d'Or! dit Salis d'une voix avinée.

Zola se retourna brusquement, grondant comme un dogue auquel on vient d'arracher un os!

— Que me veut cette femme? tonna-t-il.

Mais, soudain, l'expression de colère basse qui contractait la figure du misérable, fit place aux signes hideux d'une peur de hyène.

Ses cheveux se hérissèrent sur son front où perlait une sueur froide.

Ses genoux, agités d'un tremblement nerveux, s'entrechoquèrent bruyamment. Ses dents claquèrent et d'une voix rauque, il dit :

—Sarah Bernhardt! Malédiction!!!

Calme comme la justice de Dieu, la grande tragédienne parla, — et l'on eut cru entendre un concert paradisiaque :

— Bandit! tu croyais triompher dans tes sombres desseins! Ah! toutes tes précautions étaient bien prises! Combiné avec un art infernal, le complot des Masques sanglants te faisait maître de Paris, de la France, du monde! Il a suffi d'un coup d'épingle pour crever l'outre de ton infamie! Cette fois, la brebis va triompher du tigre et la mouche de l'araignée! Regarde!

Alors il se passa une chose inconcevable.

Le portrait de Salis, peint par Gandara, qui décorait le mur suant du bouge, disparut soudain dans une trappe invisible, pour faire place à un autre, — celui d'un jeune dieu, au cou de taureau sauvage, supportant fièrement une chevelure d'empereur romain.

Les dents d'Émile Zola s'entrechoquèrent avec un bruit de castagnettes.

— Jean Richepin! hurla-t-il.

Et bavant comme un épileptique, il se précipita vers l'apparition, un large couteau à la main.

La porte s'ouvrit avec fracas et en moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, un homme jeune encore saisit le misérable, lui tordit le poignet, renversa le bandit et, d'un genou de fer, lui comprima la poitrine.

— Eh bien, qu'un dites-vous, monsieur Zola? Regardez-moi, me reconnaissez-vous?

— Le prince de Galles! Je suis perdu! râla le brigand.....

(La suite au prochain numéro.)



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