Paris qui consomme

Dans ce livre d'une grande rareté, Goudeau, sur des images de Pierre Vidal, nous décrit les plaisirs et les dangers de la consommation à Paris. "À Paris, le besoin de consommer naît avec le jour et ne prend fin qu'avec la nuit", nous dit-il. Le premier extrait vient de la parti sur les brasseries, et est en quelque sorte une défense du vin français contre cette fleur de brasserie teutonne qu'est la bière.

Allons, Bacchus, un peu de nerf! A la rescousse et extermine Gambrius! Pense à ceux qui ont combattu le bon combat, à ces écrivains qui, il y a quelques années, voulaient débarrasser la poésie française des brouillards tudesques, résolurent de ne plus boire que du vin, chez Joséphine, boulevard Saint-Michel, à l'enseigne assez singulièrement choisie du Sherry Cobbler. Ce vin, vanté par Bouchor, Richepin, et d'autres dont Bourget, s'appelait là un tannin d'honneur, bordeaux à un franc la bouteille dégusté en chantant de vieilles chansons de France!

L'insecte dévastateur, vil émissaire travaillant pour le compte de l'étranger, interrompit cet apostolat; et de nouveau la boisson allemande, victorieuse par l'infâme trahison phylloxérique, coula à flots sur Paris pituiteux, en d'innombrables brasseries internationales!

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Ce second extrait est tiré de la partie sur les mastroquets. C'est ici le mastroquet vieux-jeu, car Goudeau nous dit qu'à l'époque, il y en a aussi d'un nouveau genre, plus proche du café.

L'ouvrier adore la mastroquet vieux-jeu : les jours de repos, il y mène sa famille : sa dame et sa demoiselle et ses gosses, au risque de provoquer chez ces derniers, par l'acidité du piccolo, les conséquences d'un brusque arrêt de digestion. Et tout ce petit monde, fatigué d'une partie de plaisir en plein air, soufflant un peu devant les bouteilles, ayant bientôt la lèvre supérieure cerclée de bleu, se sent aussi joyeux, - peut-être plus, - d'être chez le marchant de vin que les gens de la haute d'aller à l'Opéra!

Dans ce réduit minuscule, où flotte un relent de moisissure, le buveur d'habitude surtout se trouve bien : cela lui ressemble un refuge contre la vie tournoyante où il n'est pas heureux; l'obscurité lui plaît, le calme; il ressemble à un fumeur d'opium qui fuirait le jour. C'est son opium à lui que ce vin bleu ou cette absinthe innommable sentant le vert-de-gris; il s'intoxique doucement : son cerveau lassé bout comme une vieille bouilloire sur un maigre feu de veilleuse.

Quand ses humectations variées ont mis sa poche à sec, il s'en va, rasant les murs, dans l'obscurité des ruelles les plus désertes.

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Ce dernier extrait nous décrit le thé de cinq heures

Et ce thé-importation, ce thé de cinq heures qui se prononce five o'clock tea, fut bien un vrai thé servi sans sucre avec une tranche de citron ou d'orange, ce qui est le pur chic d'outre-Manche. On accompagnait le breuvage de gâteaux spéciaux arrivés de Londres : princes, crumpets, muffins, et aussi de plumcake.

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Mais bientôt cela parut peu substentiel, et soudain des solidités apparurent, telles que tartines de pain bis bien couverte d'un fin beurre d'Isigny, bouchées de foie gras, choux gros comme une noix avec intérieur garni de crème; puis les pains étrangers, pannetone et pasta frolla, et aussi les petites timballes de macaroni (voici poindre l'Italie en ce five o'clock anglican!); les timbales de poulet ou de poisson (ô France! rassure-toi!). (...) Et pour les névrosés, cérébrés, décadent et raffinés, voici de violettes pralinées, des feuilles de rose qu'on dirait givrées, auxquelles il ne manquerait, comme accompagnement très esthétique et préraphaélite, que ces vins anglais qui font rêver : vins de groseilles, vins de primevère, vins de cassis; ou même ces vins allemands : vins de fleur de mai, ou de reine-des-prés.

Et nous voici de retour à l'Allemagne...

Émile Goudeau
Paris qui consomme
1893



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