Nous sommes redevables à Jean-Marie Seillan d'avoir écrit La littérature contre le document : le cas des romanciers de la Revue des Deux Mondes, un très intéressant article sur l'École idéaliste1, publié sur Fabula en 2012. Je me permet d'en citer deux longs extraits qui j'espère donneront une idée de ce que pouvait être cette école idéaliste, et je vous encourage à lire l'article au complet. Les lecteurs familiers de la seconde moitié du XIXe siècle ont probablement tous fait le même constat: l’histoire littéraire nous offre de la production romanesque une vue lacunaire et unilatérale. Les manuels nous racontent l’ascension et le triomphe de l’école réaliste et de sa filiale naturaliste, parfois appelée école du « document humain ». C’est l’histoire d’une littérature affamée de savoir qui transforme le roman en encyclopédie; c’est une succession de romanciers décidés à se faire, à la suite de Balzac, les « archéologue[s] du mobilier social » et les « nomenclateur[s] des professions », persuadés, comme Flaubert, qu’il leur faut « tout connaître pour écrire », convaincus à la suite de Zola qu’ils « traitent de tout et [qu’]il leur faut tout savoir, puisque le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l’homme ». Pourtant, si l’on prend la patience de relire les romans appréciés par leurs contemporains, le tableau paraît plus complexe et plus contrasté. On découvre que les principes de cette poétique n’étaient observés que par une partie seulement des romanciers, et qu’il existait une école adverse, homogène et solidaire, constamment renouvelée, disposant d’éditeurs puissants, d’un public fidèle et de théâtres qui adaptaient ses œuvres avec succès. Ces écrivains pré-publiaient leurs romans dans la revue la plus diffusée alors en France et à l’étranger, la Revue des Deux Mondes, où des critiques écoutés se chargeaient de les défendre et de les pousser, disait-on, jusqu’à l’Académie française. Les écrivains et les critiques des années 1860-1890 disposaient pour nommer leurs œuvres de l’appellatif « roman idéaliste ». Les historiens modernes de la littérature, eux, ont oublié non seulement cette dénomination, mais jusqu’au nom d’ ... La description, porte d’entrée principale du document dans la fiction, est donc interdite de séjour chez les romanciers idéalistes. Ceux-ci jugent indigne de se commettre dans l’énumération et l’infiniment petit du détail où s’enlisent, disent-ils, les sectateurs de Flaubert. Dépouiller des traités et les catalogues de botanique, comme l’a fait Zola pour décrire le Paradou de l’abbé Mouret, leur semble du dernier ridicule. Ils ne lancent donc, au grand dam de Philippe Hamon5, aucun « appel à la compétence lexicale et encyclopédique du lecteur », car l’emploi d’un langage technique spécialisé leur paraîtrait une impolitesse désobligeante. Partisans en tous domaines de l’indétermination, ils considèrent qu’ils ont accompli leur tâche s’ils ont signalé, pour peindre une campagne, la présence d’arbres et de fleurs. Pour le reste, c’est le vocabulaire abstrait des moralistes de l’âge classique qui l’emporte, les sentiments des personnages s’affrontant comme autant de synecdoques dans des combats intérieurs prudemment détachés de cette ignoble physiologie que les naturalistes traînent avec eux comme un péché littéraire originel. Car l’essentiel à leurs yeux ne réside nullement dans le sérieux de l’observation qui conditionne la crédibilité référentielle de l’écriture réaliste. En matière de référentialité, ils n’ont d’ambition que ce qu’il faut pour se faire lire. L’essentiel réside dans le plaisir et la leçon procurés au lecteur par l’aventure racontée, et donc dans l’agencement de cette aventure elle-même. L’imagination reste ainsi leur ressource principale. C’est Armand de Pontmartin6, encore lui, qui le prouve en se mettant à la place du lecteur des romans publiés en feuilleton par les fournisseurs attitrés de la Revue des Deux Mondes : Lorsque Victor Cherbuliez, Octave Feuillet, André Theuriet […] nous racontent dans la Revue, par fragments et à quinze jours d’échéance, leurs plus belles histoires, quoi de plus agréable que d’imaginer à soi tout seul et à sa guise ce qu’ils nous font attendre quinze jours? […] Maintenant, attendre une quinzaine, c’est bien long! Que va-t-il se passer? Quel parti l’auteur tirera-t-il de ce caractère? Quel sera le mot de cette énigme? Que faut-il augurer de cette situation, de ce dialogue? Par quels moyens mettre d’accord la vraisemblance et la surprise? Voyons! Si j’essayais? L’intérêt du lecteur dépendant de la seule tension narrative créée par l’affabulateur, celui-ci n’a pas de compte à rendre à la réalité et à la vérité des documents qui pourraient servir à l’authentifier. Leur vraisemblable n’est pas référentiel, il est intertextuel. Résumant le dénouement d’un roman de Feuillet, Pontmartin concède volontiers que tout le monde « dirait que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle »; mais c’est pour ajouter aussitôt: « Tant pis pour les choses, pour la vie et pour la réalité », puisque ce que le romancier recherche, ajoute-t-il, c’est « le culte, le fanatisme, l’héroïsme, le roman de l’honneur ». Autant de termes renvoyant non à l’univers extradiégétique, mais à celui de la littérature, vers lequel il faut se tourner pour comprendre les raisons esthétiques du rejet du document.
1 - Jean-Marie Seillan a aussi publié un volume sur le sujet: Le Roman idéaliste dans le second XIXe siècle. Littérature ou "bouillon de veau"?, Classiques Garnier, 2012 |
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