Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris

La Brasserie des Martyrs

Après nous avoir fait la liste des peintres, des sculpteurs et des compositeurs qui fréquentaient cette brasserie, et avoir évoqué l'inimitié entre peintres et écrivains, Delvau nous fait celle des écrivains, car Delvau est friand de listes.

...

Et la preuve, c'est que les artistes dont je citais les noms au hasard, tout à l'heure, coudoient chaque soir,—à la brasserie de la rue des Martyrs,—des mandarins lettrés, comme : Hippolyte Castille1, auteur des Hommes et des moeurs sous Louis-Philippe,—et de pamphlets publiés sous le nom de Job le Socialiste ; Philibert Audebrand, l'auteur de tant de choses, le rédacteur en chef de la Gazette de Paris,—qui a tort de décrier « les grands hommes de brasseries, » puisqu'il les hante lui-même ; Guichardet2, le rédacteur en chef des Beaux-Arts-Curmer,—qui ne rédige plus rien aujourd'hui, que des verres d'abs ; Champfleury, l'auteur de Chien Caillou ; Charles Monselet, l'auteur de la Franc-maçonnerie des Femmes,—qui lui a valu, en pleine Presse, une si verte et si inconcevable mercuriale de M. Émile de Girardin3 ; Henry Murger, l'auteur des Scènes de la vie de bohème,—un roman vécu ; Henry de La Madeleine4, l'auteur de Madame Barbe-Bleue ; Théodore de Banville, l'auteur des Odes funambulesques ; Hippolyte Babou5, un très-ingénieux critique,—et un excellent écrivain ; Charles Bataille et Amédée Rolland6, ces Dioscures littéraires ; Privat d'Anglemont , l'auteur du Paris-Anecdote ; Gustave Mathieu, le joyeux auteur de la légende de Monsieur Gaudéru,—et vigneron vigneronnant du fameux Clos-Pessin ; Aurélien Scholl, l'auteur de Denise ; Jean Rousseau7, le chroniqueur du Figaro ; Tony Revillon8, le chroniqueur de la Gazette de Paris; Émile de Labédollière9, le chroniqueur du Siècle ; Auguste Luchet10, l'auteur du Nom de Famille,—qui lui a valu l'exil ; Jules Viard11, le rédacteur en chef du Polichinelle,—qui n'a aucun rapport avec celui de M. Pierre Bry aîné12, éditeur de « quatre sous »13 ; Alphonse Duchesne14, le poëte des Oiseaux de passage ; Alfred Busquet15, le poëte des Heures ; Louis Bouilhet, le poëte de Meloenis ; Barillot16, le poëte des Vierges—de toutes les couleurs ; Charles Voinez17, le poëte des Nationales ; Habans18, le critique littéraire du Figaro ; Antonio Watripon19, « le dernier des escholiers, » un écrivain remarquable—par son grand nez, comme Hippolyte Lucas20 ; Firmin Maillard21, L'Édouard Fournier22 de l'avenir—et du présent ; Émile Barras23, l'un des trois directeurs du Diogène, dont Charles Bataille était le La Reveillère et Amédée Rolland le Rewbell ; Auguste de Châtillon, le poëte de la Grand'Pinte,—ami de Victor Hugo et de Théophile Gautier ; Charles Vincent24, l'alter ego d'Auguste Luchet, le poëte populaire, le rédacteur en chef du Moniteur de la Cordonnerie—qui a donné tant de souliers vernis à tant d'hommes de lettres ; E. Desdemaines25, l'auteur des Haillons de l'Art, qui sera demain un bon romancier et un chansonnier—s'il ne va pas ce soir s'enfouir dans une étude de notaire, en province ; G. de la Landelle26, un romancier maritime, l'auteur de la Gorgone, des Poëmes et Chants marins, le successeur de Corbière et du capitaine Marryat ; Antoine Fauchery27, dont j'aurai une prochaine occasion de parler ; Armand Barthet28, qui fit le Moineau de Lesbie—et se croisa les bras après, trouvant qu'il avait assez fait pour ses contemporains et pour la postérité ; etc., etc., etc. Toute une armée, enfin, avec ses généraux de trente ans et ses soldats en cheveux gris. Poëtes et journalistes, romanciers et vaudevillistes, tout cela se heurte sans s'écraser,—quitte à s'écraser un soir ou l'autre sans se heurter.

Je m'aperçois que je viens d'oublier deux noms importants—par l'importance qu'ils se décernent eux-mêmes à eux-mêmes, chaque soir, en pleine brasserie des Martyrs, de cinq heures à minuit: Théodore Pelloquet29 et Fernand Desnoyers30.

Etc.

Alfred Delvau
Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris
1862

1 - Hippolyte Castille (1820-1886), journaliste et écrivain.
2 - Il s'agit probablement de Francis Guichardet, dont les dates de naissance et de décès semblent inconnues, Léon Curmer (1801-1870) étant un éditeur, notamment celui de Les Français peints par eux-mêmes (1840-42), où contribua le premier.
3 - Émile de Girardin (1802-1881) était le directeur de La Presse, l'un des créateurs du roman-feuilleton, et le mari de l'écrivaine et salonnière Delphine de Girardin.
4 - Henry de La Madelène (1825-1887), et non La Madeleine, comme l'écrit Delvau, a écrit de nombreux contes et La Fin du marquisat d'Aurel (1878).
5 - Hippolyte Babou (1823-1878) était un écrivain et critique littéraire fréquentant Charles Asselineau, Aurélien Scholl et Charles Baudelaire, auquel il aurait suggéré le titre de Les Fleurs du mal, qui eut toutefois du mal à se faire reconnaitre comme écrivain et qui, comme critique, a eu plusieurs fois maille à partir tantôt avec les fantaisistes, tantôt avec les réalistes, un jour avec la Bohême, une autre fois avec l'Académie (deux extraits de Wikipédia).
6 - Amédée Rolland (1829-1868) était journaliste, auteur dramatique, romancier et poète.
7 - Jean Rousseau (1829-1891) était, selon Wikipédia, un homme de lettres, critique d'art, journaliste, historien de l'art et haut fonctionnaire belge, ayant écrit dans le Figaro des nouvelles satiriques sur les mœurs parisiennes ainsi que de la critique d'art.
8 - Antoine Révillon (1832-1898) a été journaliste, écrivain et homme politique.
9 - Émile Gigault de La Bédollière (1812-1883) a été écrivain, goguettier, journaliste et traducteur. Il a aussi écrit sous le pseudonyme Anthony Dubourg.
10 - Auguste Luchet (1806-1872), écrivain et journaliste, a en fait été exilé cinq ans pour sa collaboration à la révolution de 1830 et condamné à l'amende et à deux ans de prison pour son roman Le Nom de famille (1842).
11 - Jules Viard (1819-1865) était le rédacteur du périodique Polichinelle à Paris publié en 1856 et 1857, et aurait écrit Pierrot marié et Polichinelle célibataire (1847) ainsi que des oeuvres d'érudition.
12 - Pierre Bry (1822-1864), imprimeur, éditeur, libraire ; démocrate socialiste, fouriériste (Le Maitron) a été l'éditeur de plusieurs journaux, dont Polichinelle de 1856 à 1858.
13 - Sébastien Hallade, dans Aux frontières de la littérature et de la politique (Sociétés & Représentations, no 39, 2015), mentionne: les formules populaires des romans à quatre sous des éditeurs Pierre-Joseph Bry et Gustave Barba, tirés en moyenne à 12 500 exemplaires, offrent une nouvelle jeunesse aux œuvres de Sand, de Balzac, de Dumas, de Hugo et de Sue.
14 - Alphonse Duchesne (1825-1870), journaliste et écrivain, collaborateur de Delvau
15 - Alfred Busquet (1819-1883), poète et journaliste ayant écrit Le Poème des Heures (1854) duquel l'Anthologie des poètes français du XIXème siècle (1887) nous dit: appréciée de la haute critique, goûtée des lettrés, des délicats, cette belle œuvre n’arriva pas jusqu’au grand public dont l’auteur dédaignait le suffrage, mais elle classa du premier coup Alfred Busquet au rang des poètes.
16 - François Barrillot (1818101874), poète, chansonnier, compositeur et dramaturge, a publié plusieurs journaux, dont le Journal de Guignol (1865-1866) à Lyon.
17 - Je n'ai malheureusement trouvé aucune trace de Charles Voinez ailleurs que dans ce livre de Delvau.
18 - Jules Habans, dont je n'ai pas trouvé les dates de naissance et de décès, semble avoir été un critique littéraire conservateur, comme l'indiquent ses prises de position sur Baudelaire et Flaubert.
19 - Antonio Watripon (1822-1864) était un journaliste et un activiste républicain, ami de Baudelaire et de Delvau, qui dit de lui, dans le chapitre La Laiterie du Paradoxe du même livre, qu'il a fondé trop de petits journaux et écrit trop de petits livres.
20 - Hippolyte Lucas (1807-1878) dont Wikipédia nous dit: ce Breton du XIXe siècle, tour à tour, poète, romancier, feuilletoniste, critique, historien, auteur dramatique, traducteur et bibliothécaire, bien oublié aujourd'hui, correspondait avec Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, Dumas, Gautier, Vigny, Nerval.
21 - Firmin Maillard (1833-1901), journaliste, homme de lettres, mémorialiste de la presse et historien, nous dit la BNF, ayant notamment écrit Les derniers bohêmes, Henri Murger et son temps (1874) et le Le requiem des gens de lettres (1901).
22 - Édouard Fournier (1819-1880) était homme de lettres, auteur dramatique, historien, bibliographe et bibliothécaire et Delvau fait sans doute un parallèle entre le travail d'historien des deux hommes.
23 - Je n'ai pas trouvé d'information sur Émile Barras.
24 - Charles Vincent (1828-1888) est un chansonnier, goguettier, romancier, auteur dramatique, journaliste et éditeur qui fonda Le Moniteur de la cordonnerie, qui payait fréquemment ses rédacteurs en chaussures (Wikipédia). Delvau fait probablement ici une allusion à la pièce Le Cordonnier de Crécy écrite en 1854 par Luchet et Vincent.
25 - Émile Desdemaines, dont je n'ai pas trouvé les dates de naissance et de décès, a écrit Les Haillons de l’art en 1857 et, selon Jean-Didier Wagneur dans Une scénographie du petit journalisme : le ratage bohème (Contextes, no 27, 2020), il a été publié ensuite en volume sous le titre Les Impuissants (1867). Il ne semble pas avoir publié autre chose.
26 - Guillaume Joseph Gabriel de La Landelle (1812-1886) était, selon Wikipédia, un officier de marine, journaliste et homme de lettres, romancier de la mer et auteur d'autres ouvrages maritimes, figurant parmi les pionniers de l'aéronautique.
27 - Antoine Fauchery (1823-1861), écrivain, voyageur et photographe
28 - Armand Barthet (1820-1874), auteur dramatique, poète, romancier et journaliste dont la première pièce, Le Moineau de Lesbie ... lui valut un certain succès lors de sa première représentation à la Comédie-Française en 1849 (Wikipédia).
29 - Théodore Pelloquet (1820-1868) était journaliste, écrivain et un ami de Nadar.
30 - Fernand Desnoyers (1826-1869), homme de lettres et critique, auteur de Chants et chansons de la bohême (1853), était rédacteur au Polichinelle.



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