Vie et aventures du sieur Caliban

Troisième partie

Brillantes relations de Caliban avec les personnalités de son temps

Caliban et Georges Ohnet

Et bien! oui, j'en risque l'aveu: Je voudrais pendant vingt-quatre heures avoir fait le Maître de Forges! Dieu! que ce gredin d'Ohnet doit s'amuser!

Quand je dis que je voudrais avoir fait le Maître de Forges, j'exprime mal ma pensée. Ce que j'en rêve pour vingt-quatre heures, c'est exclusivement le succès fabuleux, hyperbolique, européen, presque horrible. Car, dans ce succès ultraprodigieux, Ohnet a trouvé une sensation inconnue, un vrai frisson macabre, une délicieuse « fleur du mal » que seul il a respirée et que Baudelaire lui eût enviée.

Les auteurs de la Fille de Madame Angot1 ont connu, eux aussi, cette sensation, mais ils étaient plusieurs à la partager. Tandis qu'Ohnet est seul à en jouir, sans musicien, sans collaborateur, en tête à tête avec elle et rideaux fermés. Et si vous voulez savoir quelle est cette joie inouïe, d'une intensité sadique, la voici:

Il embête tous ses confrères!

Représentez-vous bien ce que c'est, et n'en parlez pas à la légère. Rappelez-vous d'abord que vous vivez à une époque où un chef d'école littéraire a déclaré, et sans barguigner, que le meilleur auteur est celui « qui vend le plus » et qui entre vivant dans le septième ciel des « centièmes ». Quelle réponse, doux Jésus, que la cinq centième du Maître de Forges! Le pauvre Germinal en reste tout béjaune. Je sais, le lui ayant entendu déclarer, que Georges Ohnet professe une admiration ardente pour Émile Zola et qu'il juge indigne de mettre ses petits souliers dans les grandes bottes de l'ogre. Mais comme il s'y trouve bien, dans ses petits souliers, lorsque Ollendorff2 croise Charpentier3 dans la rue et que l'on jabotte édition et tirage, sous le parapluie.

Ce n'est rien encore, mais rien du tout, auprès de ce que le camarade éprouve les jours où l'on palpe chez Roger et Debry4. Oh! l'âme d'Ohnet les dix du mois!…

L'auteur du Maître de Forges arrive tranquillement, sans se presser, en savourant un cigare, il monte et il s'assied dans un coin sombre, chez Roger. Alexandre Dumas se présente et on lui aligne dix mille francs, je suppose. Ohnet sourit. Voici Victorien Sardou, qui signe et emporte trente mille francs. Ohnet s'efface. Paul Meurice, chargé des intérêts de Victor Hugo, se retire bientôt fléchissant sous le poids de l'or. Ohnet s'incline avec respect. Puis Meilhac, Gondinet5, Labiche, Octave Feuillet, Pailleron6, se succèdent et s'en vont avec un cottage dans leurs poches. Ohnet les laisse tous passer. Il attend quelqu'un!…

Qui? - Busnach7, parbleu!

Busnach est l'intendant du naturalisme, c'est-à-dire de cette École qui dit que le meilleur auteur est celui « qui vend le plus ». Il vient pour l'Assomoir, pour Nana, pour les chefs-d'oeuvre. Ohnet alors sort de son coin sombre, et souriant:

— Pardon, dit-il, cher maître c'est mon tour.

Et s'adressant à l'agent: — Combien avons-nous ce mois-ci, demande-t-il avec timidité, pour le Maître de Forges?

— Rien que deux cent mille francs. M.Ohnet.
— Je les voudrais en « pièces dix sous », postule l'auteur en jetant un coup d'oeil à Busnach. Rendons justice à Busnach. Il tient bon. Comme il sait qu'il représente le style, il garde une attitude froide, digne, hautaine. Seulement, quand Roger a fini de régler Ohnet en « pièces dix sous », Ohnet vérifie, et quand la vérification est achevée, le guichet ferme. Il est quatre heures. Alors Ohnet jubile. Il jubile à cause du nez de Busnach, qui n'émargera que le lendemain ses malheureux onze cents francs.

Mon Dieu, ce n'est pas de la gloire, mais c'est du plaisir. Et voilà pourquoi je voudrais, pour vingt-quatre heures, avoir fait le Maître de Forges.

Émile Bergerat
Vie et aventures du sieur Caliban
1886

1 - Opéra comique de 1872, musique de Charles Lecocq sur un livret de Clairville, Paul Siraudin et Victor Koning
2 - Paul Ollendorff (1851-1920), l'éditeur du Maître de Forges, et donc de Georges Ohnet
3 - Georges Charpentier (1846-1905): l'éditeur des naturalistes, et donc d'Émile Zola
4 - Gustave Roger et François Debry étaient les deux agents généraux de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques en 1884.
5 - Edmond Gondinet (1828-1888), auteur dramatique, collaborateur d'Eugène Labiche et d'Alphonse Daudet
6 - Édouard Pailleron (1834-1899), auteur dramatique, poète et journaliste, auteur notamment de Le Monde où l'on s'ennuie
7 - William Busnach (1832-1907), auteur dramatique qui, selon Wikipédia, a adapté pour le théâtre les principales oeuvres d’Émile Zola.



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