Souvenirs d'un enfant de Paris

La Phase critique de la critique

Dans cet extrait du premier chapitre de la partie sur Le Boulevard et les boulevardiers, titré Le Boulevardisme, Bergerat nous décrit ce monde qu'il a connu et vu disparaître.

La logotechnie moderne attribue la paternité du mot à Louis Veuillot, et elle dit vrai; j'y étais. Il fut imprimé, pour la première fois, dans le livre intitulé: les Odeurs de Paris, qui est, d'ailleurs, le chef-d'oeuvre du maître écrivain. Le lendemain il était populaire.

L'esprit, en effet, courait les rues à cette époque, comme à peu près aujourd'hui le vélocipède, et plus vite encore, puisque, en cinq minutes, il avait fait le tour de la ville. Rien qu'à la Bourse, en un seul jour, il se brassait plus de bons mots que d'affaires, et sur les boulevards ils crépitaient comme grêle. De là ce nom de boulevardiers que Louis Veuillot avait donné aux rieurs charmants 'de la décadence'. Ils l'adoptèrent tout de suite et ils en firent le succès eux-mêmes. Comme on se sentait encore plus proche du dix-huitième siècle que du vingtième, le groupe des ironistes neveux des Voltaire, des Diderot, des Piron, des Chamfort, se bornait à prolonger la tradition de la philosophie française, et à perpétuer leurs moeurs insouciantes. Si leurs aïeux allaient, ratiocinant d'art et de lettres, du café Procope à la Régence, ils déambulaient, eux, de la terrasse de Tortoni aux cabinets de Brébant et, dans l'intervalle de cinq cents pas qui séparaient les deux pôles du boulevardisme, ils fixèrent le centre du monde. Il faut bien croire que ce « mail » fut une force péripatétique, lui aussi, puisque Paris lui a dû, et lui doit encore, son attraction fascinatrice, et ce qu'on appelait, hier ou avant-hier, sa suprématie intellectuelle.

Etc.

Dans cet extrait du sixième chapitre, de la même partie et cette fois titré Les Boulevardiers: Charles Monselet, Bergerat nous apprend une chose étonnante sur ce fameux gastronome.

Fait paradoxal, mais que j'atteste, Monselet gourmet illustre et classé auprès de Grimod de la Reynière et de Brillat-Savarin au Livre d'or de l'art de Carême, n'était rien moins que gastronome. Le sonnet du « Cochon » avait créé toute sa légende. Il avait refoulé à l'arrière-plan de sa réputation son oeuvre considérable et multiple, poésies, romans, nouvelles, chroniques, études historiques et le reste où il y en a pour trente célébrités d'aujourd'hui. Bombardé par Villemessant1, qui l'adorait, arbitre des joutes culinaires, son autorité faisait loi chez les maîtres traiteurs. Il fonctionnait sous cette pourpre boulevardière avec l'onction et la componction de sa compétence illusoire, quoiqu'il n'eût point distingué sans binocle, et de sa langue seulement, un champignon d'une quenelle. De fait il ne s'entendait qu'aux choses du Livre, et nul ne fut plus doué du don de la bouquinerie. Il n'aurait pas pu naître avant Gutenberg, Dieu ne l'aurait pas accordé à la nature, ni la nature à la société et, s'il y a une librairie au paradis, c'est là qu'il est, sinon je ne réponds pas de son salut. Pourtant il n'a vécu que sur la blague de son autorité gastrologique. C'est ainsi que Paris s'amuse.

Etc.

Émile Bergerat
Souvenirs d'un enfant de Paris
1911-13

1 - Hyppolyte de Villemessant (1810-1879) a relancé Le Figaro en 1854.



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