Souvenirs d'un enfant de Paris

Les Années de bohème

Dans cet extrait du chapitre neuf de la première partie du premier tome de ses Souvenirs, Bergerat nous parle d'Alphonse Daudet.

Quoiqu'il eût déjà, je crois, publié Le Petit Chose, où toute son oeuvre est en germe, Alphonse Daudet n'était guère encore que « le poète des Prunes », triolets fameux dans nos anthologies lyriques, popularisés par Coquelin lui-même, et qui, de l'aveu de Banville, restent le prototype et le modèle du genre. Les Prunes, c'était son Vase Brisé, son Sonnet d'Arvers, son Passant1 son brevet de gloire enfin. Celui qui lui aurait prédit alors qu'il tartinerait des romans à pleins tomes et qu'il serait l'un des Quatre du Naturalisme, l'aurait laissé incrédule au moins et peut-être l'eût mis en colère. Il n'aimait que les vers et la musique, celle de son pays surtout, les noëls provençaux et les farandoles. Alphonse Daudet, naturaliste! Miséricorde! D'ailleurs, il ne l'a jamais été, pas plus que Flaubert, ni même, ne bondissez pas, que Zola.

— Il n'y a jamais eu qu'un seul naturaliste, disait Victor Hugo, c'est Henri Monnier, et il en est mort, lui et son oeuvre.

L'auteur de Tartarin et de L'Arlésienne est resté jusqu'au bout un poète, sans avoir cessé de l'être, et Dieu merci, dans tous ses ouvrages.

Etc.

Dans cet extrait du chapitre onze il évoque ses amis, peintres et écrivains, qui se retrouvaient dans l'atelier du peintre Léon Glaize2, rue de Vaugirard.

C'est là que se donnèrent, sous la direction de Léon Hennique, je crois, ces fameuses charades bibliques, où Guy de Maupassant et Paul Déroulède, entre autres, figurèrent comme comédiens improvisés et dans lesquelles il y avait des interprétations de l'Ancien Testament dont l'orientalisme plutôt hardi ravissait à l'extase ce grand enfant qu'était Gustave Flaubert. Certaine mise à la scène de l'histoire de Joseph vendu par ses frères, et où les chameaux jouaient un rôle prépondérant, quoique muet, ont laissé à ceux qui y assistèrent le souvenir d'un « mystère » médiéval comme on n'en fait plus depuis le douzième siècle, même en chambre. Maupassant y était prodigieux et Déroulède y tenait l'emploi de chamelier en chef de la caravane.

Quand on me demande d'où date le Naturalisme, je n'hésite pas à répondre qu'il est né chez Léon Glaize, peintre d'histoire, et que c'est Léon Hennique, et non un autre, qui l'a tenu sur les fonts.

Etc.

Dans ce troisième extrait, tiré du chapitre treize, il nous présente ses collègues du Figaro, alors qu'il y débutait, autour de l'année 1865. On peut y voir que déjà il tournait autour du milieu parnassien.

A l'encontre de son beau-père, si rébarbatif aux porte-lyre, l'excellent Bourdin3, fin lettré d'ailleurs, raffolait des jeux du Pinde. Pas un numéro du Figaro du jeudi qui n'offrait son bouquet de rimes à la clientèle. Les plus huppés d'alors à l'exercice, Théodore de Banville, Ernest d'Hervilly, Sully-Prudhomme, Catulle Mendès, Alphonse Daudet, Paul Arène, et bien d'autres encore, s'y encadraient entre les chroniques, fantaisies, critiques d'art, contes et récits des Henri Rochefort, Aurélien Scholl, Charles Monselet, Édouard Lockroy4, Eugène Chavette, Alphonse Duchesne5 (Junius), Jules Vallès, Charles Bataille, Alfred Delvau, et c'était le régal hebdomadaire de la ville. Ferdinand Fabre et Léon Cladel ont publiés là leurs plus beaux romans.

Etc.

Émile Bergerat
Souvenirs d'un enfant de Paris
1911-13

1 - Bergerat fait ici référence au poème de Sully-prudhomme, Le Vase brisé, au sonnet de Félix Arvers — deux des plus fameux poèmes du siècle — et à la première pièce de François Coppée, qui l'a rendu immédiatement célèbre.
2 - Léon Glaize (1842-1932), élève de Gérôme, peintre académique souvent inspiré par l'Antiquité.
3 - Gustave Bourdin (1820-1870) était un journaliste français, gendre du fondateur du Figaro, fameux pour sa critique fort négative des Fleurs du Mal de Baudelaire.
4 - Édouard Lockroy (1838-1913), journaliste et homme politique
5 - Alphonse Duchesne (1825-1870), journaliste, poète et écrivain



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