Charles Baudelaire intime

Quelques deux ou trois mois après dénouement de l'aventure, je parle de l'aventure noire, nous étions, de Banville, un que j'oublie — n'était-ce pas Deroy1, le peintre? — le tant menteur Privat d'Anglemont et moi, jacassant, pépiant comme volée de moineaux sur notre banc habituel du Luxembourg à l'esplanade ombreuse généralement déserte, au-dessus de la pépinière d'alors, aujourd'hui pleurée. Avec les galeries du péripatétique Odéon, — si pertinemment destiné à la Tragédie qu'en retournant comme peau de lapin le monument, le décor du temple grec est déjà en place — nous avions fait de ce sous-bois nos autres galeries; notre propre tapage nous suffisant, nous laissions aux mamans et bonnes d'enfants le terre-plein en hémicycle qui domine le grand bassin.

Je vois encore Théodore tel que d'un simple linéament le daguerréotypa le crayon de Monjoie2 pour la Silhouette de Balathier de Bragelonne3, en vaste paletot-sac traînant sur les talons comme une toge, sans autre façon, pantoufles de voisin en tapisserie familiale, petite casquette à poche sur l'arrière, à visière tombant à pic, comme chez le « horse guard », stature en moins, foulard au cou, à peine noué, imberbissime et déjà cette cigarette qui ne devait plus s'éteindre, coupant jusqu'au potage: tout à fait la mine d'un trop jeune fils de famille ensauvé de chez papa-maman pour aller jouer la comédie au « Théâtre des Jeunes Élèves » de Monsieur Comte4, passage Choiseul — ce passage où devait en effet finir notre Théodore, mais chez l'éditeur Lemerre5, encore dans les limbes — et de sa terrible voix de tête en fausset, suraiguë dans les finales, haute-contre perçante comme poinçon, paradoxant déjà comme s'il en pleuvait.

Le propos tout d'un coup tomba à l'aspect encore lointain d'une figure bizarre, fantomatique, qui se découpait sous la voûte des verdures, semblant venir droit vers notre banc.

A mesure que l'apparition se rapprochait, comme aimantée sur nous, plus distinctement nous percevions un jeune homme de bonne taille moyenne, élégant, tout de noir vêtu sauf la cravate sang de bœuf, en habit, — ça se rencontrait encore de jour, par-ci par-là: l'habit, qui dut être médité, démesurément évasé du torse en un cornet d'où émergeait comme bouquet la tête, et à basques infinitésimales, en sifflet; l'étroit pantalon sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie. Col de chemise largement rabattu, manchettes non moins amples en linge très blanc de fine toile protestaient par la proscription du moindre empois contre le supplice d'encarcanement dont l'étrange goût s'obstine à ankyloser nos générations présentes dans les roideurs du calicot silicaté: émancipation du corps n'aurait-elle quelque accointance avec dégagement de l'esprit? A la main, gantée de rose pâle, — je dis de « rose » — il portait son chapeau, superflu de par la surabondance d'une chevelure bouclée et très noire qui retombait sur les épaules. Depuis Louis XIV en ses perruques on n'avait vu qu'au statuaire Christophe6 et à Got7 dans Monsieur de Pourceaugnac, cascades de crinière aussi avantagée.

De premier droit une de ces rencontres où le passant reste ébahi sur place,

« Tiens, Baudelaire !!! » dit alors ce Privat qui connaissait l'entier univers et qui, pour une fois, disait vrai.

Le banc a tressailli nous allions donc enfin le connaître, celui-là tant désiré, attraction suprême! Privat nous avait transportés, nous en récitant quelques pièces, dont par exception fortuite le légendaire craqueur avait négligé de s'attribuer paternité.

Etc.

Nadar
Charles Baudelaire intime
1911

1 - Émile Deroy (1820-1846), qui peignit un portrait de Baudelaire en 1844.
2 - S'agirait-il du peintre et auteur dramatique Armand Montjoye (1816-1871)? Je ne sais pas...
3 - Adolphe de Balathier-Bragelonne (1811-1888) était, selon la BNF, journaliste, homme de lettres, éditeur ou directeur de divers périodique ou journaux; auteur de romans et de pièces de théâtre, il était propriétaire du journal La Silhouette, auquel participa Nadar en 1846.
4 - Louis Comte (1783-1859), ventriloque et magicien suisse qui a fondé en 1820 le Théâtre Comte, aussi appelé Théâtre des Jeunes-Élèves, passage des Panoramas, avant de le déménager passage Choiseul en 1827.
5 - Alphonse Lemerre (1838-1912) était l'éditeur des parnassiens.
6 - Ernest Christophe (1827-1892), sculpteur et ami de Baudelaire
7 - Edmond Got (1822-1901), fameux acteur de la Comédie-Française



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