Les Vacances de Camille

I

Murger nous présente le héros de ce roman, sous-titré Scènes de la vie réelle et dédicacé "à mon ami Champfleury". Il semble moulé sur l'idéal des buveurs d'eau.

Théodore Landry avait vingt-trois ans, l'enthousiasme de son âge, une inébranlable volonté, et la conviction certaine qu'il réussirait un jour. Ce jour bienheureux qui devait faire sortir son nom des ténèbres de l'anonyme, il l'attendait avec la tranquillité d'un créancier possesseur d'un billet signé par un débiteur solvable. — Le temps est l'outil que l'homme reçoit pour faire son oeuvre, disait-il quelque fois, la patience en est le manche. — Cette sécurité ne lui était pas inutile pour résister au découragement qui se glisse souvent entre l'art et l'artiste. Si Théodore avait de l'orgueil, il n'en faisait qu'un usage sain, et seulement à dose limitée, comme le voyageur fatigué s'arrête un moment et porte à ses lèvres la gourde qui contient un cordial fortifiant, où il puise de nouvelles forces, ayant soin de ne pas la vider, sachant qu'au fond il trouverait l'ivresse.

L'expérience lui faisait sagement éviter toute occasion de se mêler aux puériles discussions de systèmes et d'écoles. Il avait fréquenté pendant quelque temps une société d'équivoques aventuriers de l'art, esprits parasites vivant pour la plupart de l'idée d'autrui, cerveaux creux arrêtés par l'idiotisme à mi-chemin de la folie, médiocrités anonymes formant entre elles une espèce de franc-maçonnerie de la malveillance; mais il s'éloigna bien vite de ce groupe d'oisifs en reconnaissant que leurs débats n'étaient que la lutte des vanités individuelles qui se remuent dans les bas-fonds de l'impuissance. Vivant à l'écart de l'esthétique des estaminets, ces ruches de mouches à fiel, il faisait naïvement de la peinture naïve, n'ayant d'autre souci que de se satisfaire lui-même, ce qui n'était pas toujours facile. Quand il avait terminé une toile, il ne se préoccupait pas de l'influence qu'elle pourrait exercer sur les progrès de la civilisation contemporaine ou future, mais il se donnait beaucoup de mal pour la vendre très-bon marché à des spéculateurs qui avaient plus d'écus que de probité commerciale. Il vivait donc ainsi au jour le jour, insoucieux du lendemain, comme il est permis de l'être à son âge et quand on possède la santé, la liberté et l'espérance, — trois trésors. Ses moeurs étaient celles d'un homme qui vit sous l'ardente latitude de la jeunesse. Oubliant qu'un homme jeune et sans passions est semblable au figuier stérile des livres bibliques, les hypocrites les eussent peut-être trouvées reprochables, mais le sage en eût souri en évoquant ses souvenirs. Théodore avait de l'esprit, non pas l'esprit agressif si vanté de nos jours, qui consiste à faire rire neuf personnes aux dépens d'une dixième, mais la bonne humeur enjouée qui fait rire tout le monde sans blesser personne. S'il avouait volontiers ses défauts, pour lesquels il était fort indulgent, il étendait cette indulgence aux défauts des autres. Bon camarade, il était meilleur ami; attaquer l'un des siens, c'était le blesser lui-même. Ce qu'il aimait le mieux après la peinture, c'était le beau temps et sa maîtresse, qui n'était pas toujours la même; ce qu'il détestait le plus, c'étaient les dettes et les envieux.

Etc...

Henry Murger
Les Vacances de Camille
1857



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