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Il y a plusieurs textes dans ce livre. Certains ont la forme théâtrale, comme l'extrait que je propose ici, et d'autre ressemblent à des nouvelles. Ils semblent avoir été regroupés sous le thème vague d'un écrivain psychologique qui, si on lit entre les lignes, semble bien être Paul Bourget.
Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais goût. Mobilier mi-anglais, mi-Louis XVI.
L'illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les journaux du matin.
L'illustre Écrivain, en froissant un journal. — Et cette canaille de Mareuil qui dînait chez moi avant-hier, et qui n'a pas trouvé le moyen de glisser mon nom dans sa chronique... Elle est forte, celle-là!... Non, mais ils s'imaginent que je les invite pour mon plaisir!... Elle est forte, celle-là!
Entre le valet de chambre.
Le Valet de chambre. — Monsieur, c'est encore un reporter.
L'illustre Écrivain. — Ah! ah!
Le Valet de chambre. — Celui qui vient, toutes les semaines, interviewer Monsieur!
L'illustre Écrivain. — Ah! oui, cet imbécile!... Ce qu'il va encore me raser, celui-là!... Faites entrer.
Le Valet de chambre. — Dans la chambre de Monsieur?
L'illustre Écrivain. — Dans ma chambre, oui!... Il connaît le salon, la salle à manger, le fumoir, le cabinet de travail... il connaît la cuisine, les water-closets... il connaît tout, excepté ma chambre... il faut bien varier le décor.
Le Valet de chambre. — C'est juste!
L'illustre Écrivain. — Dites-moi!... Avant de le faire entrer, éparpillez, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis, partout... des cartes de visite, des invitations... les plus chic... adroitement, négligemment.
Le Valet de chambre. — Comme toujours.
L'illustre Écrivain. — Et puis, vous irez chercher mon nouveau nécessaire de voyage.
Le Valet de chambre. — Monsieur part?...
L'illustre Écrivain. — Non... Vous le placerez bien en vue... sur la table, là... grand ouvert, bien entendu... Enfin, le grand jeu!
Le Valet de chambre. — Oui, monsieur.
Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel.
L'illustre Écrivain. — Vous n'avez rien oublié?... Non!... Faites entrer...
Entre le reporter. Petit, gringalet, l'oeil louche, le dos servile, infiniment respectueux; il s'arrête sur le seuil de la porte et salue...
Le Reporter. — Mon cher maître!... Veuillez m'excuser si j'ose, de si grand matin...
L'illustre Écrivain, tendant sa main. — Entrez donc, cher ami, entrez donc...
Le Reporter, il s'avance timidement, en faisant des courbettes et des révérences. — Excusez-moi... seulement, je... mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Mais non! mais non!... Vous êtes chez vous, ici, vous le savez bien... D'abord, ce n'est pas comme journaliste que je vous reçois... c'est comme ami... vous êtes un ami...
Le Reporter. — Oh! mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Mais si... mais si... Vous êtes un ami... Et vous avez beaucoup de talent.
Le Reporter. — Mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Beaucoup de talent... Votre article d'hier, vous savez, c'est une page!
Le Reporter. — Oh! mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Mais asseyez-vous donc, cher ami... vous déjeunez avec moi, n'est-ce pas?
Le Reporter. — Oh! mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Si, si... vous déjeunez avec moi... sans cérémonie, n'est-ce pas?... Des oeufs brouillés aux truffes... des perdreaux truffés... des foies de canard sautés aux truffes... une salade de truffes...
Le Reporter. — Oh! mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Mon ordinaire!... Je vous traite en ami... Le duc de Kau m'a promis aussi de venir déjeuner ce matin... Je serais charmé qu'il vous rencontrât... Il vous aime beaucoup... vous trouve beaucoup de talent.
Le Reporter. — Oh! mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — D'ailleurs, tous ceux à qui je parle de vous vous trouvent beaucoup de talent...
Le Reporter. — Oh! mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Et maintenant, causons... J'aime tant causer avec vous!... (Le reporter jette dans la chambre, autour de lui, des regards obliques, des regards d'huissier.) Vous regardez ma chambre?... Vous ne connaissiez pas ma chambre?
Le Reporter. — Non, mon cher maître!
L'illustre Écrivain. — Elle vous plaît?
Le Reporter. — Elle est admirable, mon cher maître!... C'est une chambre de prince!... (Il tire son carnet. Il s'apprête à prendre des notes.) Vous permettez?
L'illustre Écrivain. — Tant que vous voudrez!... Mais pas comme journaliste... Comme ami!
Le Reporter, il tâte chaque meuble, chaque bibelot, et les note. — C'est admirable!... c'est admirable!... (Il examine le nécessaire de voyage.) C'est merveilleux!...
L'illustre Écrivain. — Il est amusant, n'est-ce pas?... Il vient de Londres... C'est tout à fait nouveau... Cent cinquante-deux pièces!... Par exemple, c'est cher... Cinq mille.
Le Reporter. — Cinq mille!... C'est merveilleux!...
Il note.
L'illustre Écrivain. — J'achète tout à Londres, maintenant... mes chapeaux... mes bottines... mes cravates... mes parapluies... En France, on n'a pas de chic!... Et puis, c'est amusant!... J'ai cent trois cravates!
Le Reporter. — Cent trois cravates!... C'est merveilleux!...
Il note.
L'illustre Écrivain. — Quarante paires de bottines!
Le Reporter. — Quarante paires de bottines!... C'est merveilleux!...
Il note.
L'illustre Écrivain. — Je vous le répète! C'est comme ami que je vous donne tous ces détails... C'est pour vous, pour vous seul que vous prenez toutes ces notes!
Le Reporter, scrupuleux. — Oh! mon cher maître! (Il s'attarde aux invitations éparses...) Ce n'est pas indiscret?
L'illustre Écrivain. — Non! puisque c'est comme ami!
Le Reporter, il note toutes les invitations. — Et quels succès vous devez avoir dans le monde!... C'est merveilleux!
L'illustre Écrivain. — Et si vous saviez comme le monde m'ennuie!... J'y vais... par mépris!
Etc.
Octave Mirbeau Chez l'illustre écrivain 1919 |
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