La Revanche du Guillotiné

Seizième épisode




LA REVANCHE DU GUILLOTINÉ



DEUXIÈME PARTIE
LE CONCIERGE DU DÉSERT

Chapitre V
La Crue.
(Suite)

Comme réponse à cette terrifante exclamation, les malheureux entendirent, à l'orifice du puits, le même rire satanique qui les avait déjà glacés d'horreur.

Ils se turent, bâillonnés par la suprême étreinte de cet Ananke du destin.

Seul, Jean Richepin secoua cette torpeur, avant-coureur d'une inévitable agonie.

- Mais n'y a-t-il pas sur ces parois une aspérité quelconque qui nous permette de sortir de cette tombe anticipée? Interrogea-t-il.

- Hélas! ces murs sont polis comme le marbre, constata tristement le prince de Galles, laissant tomber avec découragement ses deux bras le long de son corps.

- Vous l'avez dit vous-même, conclua railleusement Salis, en s'adressant à l'ex-guillotiné: Ces murs sont lisses comme les cheveux d'une pensionnaire.

Ainsi donc, c'en était fait, ils allaient mourrir là, sans lutter, enveloppés par les bras humides de l'onde, cet athlète insaisissable et toujours vainqueur!

Les eaux souterraines, grossies par d'innombrables orages, brisant, d'une poussée invincible, les canaux qu'une sage édilité avaient aménagés à leur cours, allaient arracher les misérables à leur tombeau, pour les transvaser dans un autre, et leurs corps, devenus la proie du torrent fétide, se dissoudraient peu à peu sous les dents innombrables des vermines de l'égoût!

A cette épouvantable perspective, ils sentirent se hérisser leur chair.

Cependant, le grondement devenait de plus en plus distinct, permettant aux malheureux de mesurer par l'oreille, pour ainsi dire, l'étiage de l'inondation.

Un moment, un instant encore, et la crue envahissait, avec un bruit de mitrailleuse, le puit, rendu à sa destination première.

Soudain, Jean Richepin allonga son index sur sa lèvre inférieure, geste bien connu, et qui dans la langue muette universelle, signifie:

- Chut! écoutez!!

Un silence de mort se fit, troublé seulement par le grondement de la crue de plus en plus proche.

Pourtant l'accent libérateur d'une voix humaine se mêlait, depuis quelques instants, à celle des eaux en fureur.

Cette voix chantait:

«Y'avait un'fois un pauvr'gas,

«Et lon lon laire, et lon lon la;
«Y'avait un'fois un pauvr'gas
«Qu'aimait cell' qui n'l'aimait pas!»

Jean Richepin tressaillit.

- Decori! cria-t-il, c'est ma Glu qu'il chante là! Par ici! Par ici!!

La voix cessa de chanter, tandis que la crue augmentait toujours.

Les naufragés du radeau de la Méduse durent avoir, quand la dernière voile libératrice s'affaça sur la mer, l'expression de morne désespoir qu'eurent Salis et ses compagnons, en voyant disparaître cette suprême chance de salut.

- Mieux vaudrait cent fois la mort que cette agonie d'un siècle, grinça le tavernier.

Comme pour narguer cette éternité d'horreur, une autre voix chanta, derrière le mur:

«Ca peut durer dix ans, vingt ans,

«Trente ans, quarante ans, cent cinquante;
«Ça peut durer deux, trois cents ans;
«Ça peut durer tout l'temps!»

- Jouy! hurla Salis, au secours!!

Les mugissements de l'eau montante répondirent seuls à cet appel.

Décidément, c'en était fait des malheureux!

- Mais d'où proviennent ces voix? interrogea le Prince.

- Pardieu! de mon cabaret, répondit Salis; pendant que nous attendons la mort, mes habitués - ironie suprême! - chantent là-haut des chansons joyeuses.

Comme pour donner raison au tavernier, un choeur lointain éclatait:

«Des gens ravis,
«C'est le pèr'Grévy,
«C'est la mèr'Grévy,
«Grévy fils, Grévy fille;
«Chaque membre de la famille,
«A son gré vit,
«Chez les Grévy!

Un sifflement formidable retentit tout à coup:

Avec l'impétuosité d'un jet de vapeur exhalé par une locomotive, l'eau venait d'envahir le puits.

Il faudrait la plume d'un Dante pour rendre la scène d'horreur qui commença.

Les rats gigantesques, chassés de leurs mystérieuses retraites par l'apparition inattendue de ce déluge, se mirent à grimper la long du corps des malheureux, pour échapper aux atteintes au fléau.

Jean Richepin, le prince et Salis, couverts de ces rongeurs épouvantés, luttaient, des ongles et des dents, contre leurs morsures innombrables.

Willette et Tanzi, étendus sur le sol, étaient déjà submergés.

L'eau, implacable, montait toujours, couvrant la cheville, les genoux, la ceinture des trois patients.

Pour comble d'horreur, la lenterne merveilleuse s'était éteinte.

L'onde, inflexible, augmentait sans trève, inondant l'estomac, les épaules, la barbe des moribonds.

Un «pouah!» énergique indiqua que l'eau sale venait de leur entrer dans la bouche.

Soudain, comme sous le choc de toute une armée assiégeante, les parois du puits éclatèrent avec le bruit de cent canons de campagne, et le torrent passa, entraînant dans sa course furieuse Richepin, Willette, le prince, Salis et Tanzi.

L'archange du mal avait vaincu celui du bien.

Désormais, Emile Zola, délivré de ses ennemis, pourrait jouir en paix du fruit de ses crimes.

Tranquillement installé dans sa villa de Médan, le monstre, recueillant paisiblement la prix de son habileté infernale, vivrait dans l'opulence, au milieu d'un des plus admirables paysages des environs de Paris, le long de cette Seine roulant peut-être dans ses flots verts les cadavres méconnaissables du concierge du Désert et de ses compagnons!

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

(La Suite au prochain numéro.)





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