LA REVANCHE DU GUILLOTINÉDEUXIÈME PARTIE Salis et Tanzi gisaient, immobiles, sur le corps piétiné du concierge du Désert. Ce dernier ne formait plus que cet « horrible mélange d'os et de chairs meurtries » dont a parlé l'illustre Jean Racine. Le cabaretier et son compagnon, étendus sur cette boue humaine, éclaboussés de sang comme deux garçons d'échaudoir, ne donnaient plus aucun signe de vie. A cet épouvantable spectacle, l'héritier de la couronne d'Angleterre eut comme un hoquet, fait à la fois de dégoût et de pitié. Quand au Tigre, sa face n'eut pas un tressaillement. Un seul, peut-être, celui de ses deux narines, lesquelles semblèrent se dilater à l'odeur d'abattoir qui remplissait le trou fatal. Evidemment, le colosse avait faim. Soudain, un faible cri sortit de la bouche du tavernier : — Carjat, Léon Valade, Dierx? Interjection parnassienne parodiant l'appel ordinaire des petits marchands de nos théâtres parisiens : Orgeat, limonade, bière! — Altesse! mon maître n'est pas mort! constata le Tigre, avec la logique du bon Monsieur de la Palisse. Comme pour donner raison à l'hercule, Salis se leva tout à coup et dit au prince de Galles : — Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, mais la chute que nous venons de faire m'avait retiré une partie de mes moyens; et Tanzi? Ce dernier se dressa convulsivement : — Je suis là, dit-il, mais je n'en ai pas pour longtemps. — Qu'avez-vous, interrogèrent Salis et le prince? — Cinq fractures profondes au crâne, le bras droit cassé, un genou déboîté et une profonde blessure au ventre, par où s'échappent mes entrailles. Et, ce disant, le cacique philosophe empoigna ses intestins répandus et les agita douloureusement au-dessus de sa tête, comme un paquet de cordages. Une odeur méphitique vint s'ajouter à celle qui remplissait déjà l'oubliette. — Aoh! Shoking!! s'écria le fils de Victoria, cet homme ne sait pas mourir proprement. — L'oxigène me semble en effet désagréablement altéré, ajouta le patron du Chat Noir. — Oh oui, ça pue, confirma le Tigre, avec l'accent de Christophe Colomb découvrant l'Amérique. — Qu'à cela ne tienne, dit tranquillement le prince de Galles. Prenant une épingle en diamants qu'il avait à sa cravate et qui simulait, à s'y méprendre, une rose blanche magnifique, l'héritier de la couronne d'Angleterre l'agita, comme un encensoir, dans l'air chargé d'émanations mortuaires. Une senteur délicieuse, telle qu'il en doit régner dans le paradis de Mahomet, emplit soudain le puits désinfecté. — Votre Altesse transforme cette oubliette en palais des Mille et une nuits, dit la cabaretier. Et, montrant Tanzi, lequel agitait toujours ses intestins, comme ces marchands de pâte de guimauve qu'on voit dans les foires, Salis ajouta : — Votre Altesse ne pourrait-elle mettre le comble aux prodiges dont il lui plait de nous faire les témoins, en arrachant, par quelque remède secret, ce malheureux au trépas? — Je le regrette, répondit le prince, mais cela m'est de toute impossibilité. Ma puissance ne va pas jusqu'à enfermer un médecin dans le boîtier de ma montre, cependant, je puis, à l'aide d'une liqueur mystérieuse que j'ai recueillie dans mon voyage de l'Inde, anéantir instantanément la souffrance qui terrasse ce malheureux et lui permettre ainsi de nous faire les révélations que l'explosion de l'Élysée-Montmartre a si maladroitement interrompues. Et se penchant vers Tanzi, l'héritier de la couronne d'Angleterre lui fit sentir un flacon microscopique, pris dans les nombreuses breloques qui chargeaient son gilet de satin. L'effet fut instantané. D'une voix forte, le cacique philosophe dit : — Je suis prêt à confesser tout ce que je sais. Interrogez-moi et je répondrai. Et alors, dans ce trou fatal, où, contraste saisissant, le hasard des événements réunissait tous les échelons de l'échelle sociale, en présence du cadavre écrasé du concierge du Désert, cet interrogatoire commença; le prince de Galles faisant, cette fois, fonction de président : — Vos noms? — Espérence — Dieudonné — Léon — Tanzi — Votre âge? — Trente et un ans aux prunes. — Votre profession? — Cacique philosophe, envoyé par sa Majesté Achille Ier, roi d'Araucanie. — Pourquoi avez-vous quitté l'Amérique du Sud? — Pour obéir aux ordres de mon souverain, et à l'injonction de Oualithiou. — Qui appelez-vous ainsi? — Le Dieu du bien. — Dans quel but êtes-vous venu à Paris? — Pour m'emparer, sous les ordres d'Emile Zola, des dix milliards de la duchesse. — A quoi votre royal maître destinait-il cette énorme somme? — A la liberté et à l'indépendance de l'Araucanie, à l'anéantissement du Chili. — Le Chili est donc votre ennemi? — Mortel. Mais la dent du serpent s'ébréchera inutilement sur la lime. Si le Chilien passe sa frontière, Perquencot-Kialéou, la cité sainte, rugira, par la voix de son Achille, un cruel appel aux armes. Araucans et Péhuenches bondiront; et si ce n'est assez des pierres de nos toldos pour écraser l'envahisseur, le pampero du désert les balayra de son souffle irrésistible! — Que faisiez-vous sur la place de la Roquette, au sommet d'une des tours de la prison des jeunes détenus, le jour de l'exécution de Jean Richepin? — J'attendais un signal de mon chef, Emile Zola, en sentinelle sur le toit horizontal d'une maison voisine. — Quel était ce signal? — Un coup de sifflet, strident comme celui d'une locomotive. — Dans quel but vous donnait-on ce signal? — Voilà : Nous savions que Théodore de Banville, grâce à l'influence de Madame Edmond Adam, avait pu obtenir le commandement des soldats entourant l'échafaud. Un hurlement d'orfraie, poussé par le poète, était le cri à l'explosion duquel, les soi-disant soldats, tous rédacteurs de la Nouvelle Revue, devaient délivrer le condamné. Connaissant ces détails, je m'étais embusqué, armé d'une carabine, sur la tour de la prison dont vous parlez. — Dans quel but? — Je suis d'une adresse inconcevable, je puis éborgner une mouche à dix pas. J'étais chargé par M. Emile Zola d'envoyer une balle sur le bouton de la guillotine, lequel, détachant le glaive, devait lui permettre d'accomplir son oeuvre de destruction. — Il l'a accomplie, en effet; votre adresse maudite n'a pas failli; le glaive a tranché le cou puissant et charmant de l'auteur de la Chanson des Gueux! — Pas encore! dit tout à coup une voix, celle du Tigre. — Tais-toi donc, imbécile, dit le cabaretier au colosse. Chose extraordinaire, celui-ci ne se troubla pas; il réitéra, tranquillement, mais d'une voix changée! — Pas encore! — Oh! cette voix, cette voix! dit Tanzi, une sueur froide au crâne. Alors, il se passa une chose incroyable. En moins de temps qu'il n'en faut pour le penser seulement, le Tigre se débarrassa de ses lunettes, jeta avec dégoût la tête en carton qu'il avait sur les épaules et, l'alcide grossier se trouva transformé en un athlète élégant et superbe, aux cheveux bouclés, bouillonnant comme une écume noire sur un front de marbre. Un cri, d'effroi chez Tanzi, de joie chez le prince, de stupéfaction chez Salis, sorti de la poitrine des trois hommes : — Jean Richepin!!! — Oui, Messieurs, Jean Richepin, miraculeusement échappé à la mort et qui revient d'au delà le tombeau, récompenser les bons, et châtier les coupables! A nous deux Emile Zola! Un grondement lointain, de foule ou d'océan courroucé, coupa la parole au Tigre, ou plutôt à Jean Richepin, car nous l'appellerons désormais de ce nom. — Qu'est-ce que cela? interrogea le prince, vaguement inquiet. Salis, pâle comme une femme qui enfante, s'était baissé brusquement pour coller son oreille contre la terre. Il se releva en poussant ce cri, qui eût fait blanchir les cheveux des assistants, s'ils eussent pu en comprendre l'indicible horreur : — La Crue! La Crue!! (La Suite au prochain numéro.) |
Lisez l'épisode suivant !
Vers l'introduction
Vers la page d'accueil