La Famille Cros




La famille Cros, originaire de l'Aude, a aligné, en la seconde moitié du dix-neuvième siècle, trois frères que nous rencontrerons ici. Fils du philosophe Simon Charles Henri Cros (1803-1876) et de Marie Joséphine Thérèse, née Thore (1805-1893), et petit-fils du grammairien Antoine Cros (1769-1844), les trois frères fréquenteront les dîners des Vilains Bonshommes et seront du Cercle des poètes zutiques entre 1869 et 1872. On les verra aussi chez Nina de Villard. Voyons d'abord qui était le benjamin.

Né en 1842, Charles Cros — ou Charles Emile Hortensius — a été poète parnassien. Il contribuera aux second recueil du Parnasse contemporain en 1871. Il fréquenta les Zutistes, les Vilains Bonshommes, les Hydropathes, le Chat Noir, mais peut-être surtout le salon de sa maîtresse, Nina de Villard. Il sera le créateur du monologue, ou alors un de ses tout premiers promoteurs, les écrivant au profit de son ami l'acteur Coquelin cadet.

Il publiera deux recueils de poésie très personnels — Le Coffret de santal (1873 et 1879) et Le Collier de griffes (posthume, 1908) — qui se dégageant de l'influence parnassienne en feront un des pré-symbolistes et même, dit-on, une influence du surréalisme. Il publia aussi Le Fleuve (1874), collabora aux Dixains réalistes (1876), mais son poème le plus célèbre, un bon exemple de son sens de l'humour, sera Le Hareng saur1:

Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec.

Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.

Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc - nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec.

Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,
L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,
Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.

J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,
Et amuser les enfants - petits, petits, petits.

Charles Cros sera donc poète, mais aussi inventeur. Il travailla, par exemple, à la création de pierres précieuses artificielles, sur le télégraphe et la photographie, pour laquelle il est un des pionniers de la couleur, mais il inventera peut-être surtout le paléophone, qu'Edison reprendra sous le nom de gramophone. L'Académie et le prix Charles-Cros, récompensant des disques, ont été nommés en son honneur. Charles Cros mourra en 1888.

Henry Cros — de son prénom complet César Isidore Henry — était un artiste qui naquit en 1840 et s'éteindra en 1907. Il pratiqua la peinture, la sculpture, la céramique et la verrerie d'art, s'adonnant notamment aux sculptures-portraits polychromes, utilisant donc plusieurs matériaux. Son travail tient de l'Art nouveau. Malheureusement plusieurs de ses bustes ont été saccagés par Rimbaud, quand celui-ci a été hébergé par Charles Cros lors de son arrivée à Paris.

L'aîné Antoine — en fait Antoine-Hippolyte — né en 1833 et décédé en 1903, était docteur, mais outre son intérêt pour la médecine, il a écrit sur la philosophie et l'occultisme, ainsi qu'un recueil de poésie. Il a aussi écrit en 1878, sur une musique de son ami Charles de Sivry, La légende d’Hiram, un spectacle franc-maçonnique. Voyons un peu son talent poétique, avec L'heure pâle2, tiré de son recueil Les belles heures3:

Sous l'ennui d'un soir violet,
Une rose pâle d'automne,
Dans l'air humide et monotone,
Tout doucement s'étiolait;

Dans un noir souterrain, la flamme
D'une lampe, loin de tout bruit,
Bien plus funèbre que la Nuit,
Vacillait, prête à rendre l'âme;

L'Aquilon, dans le val, passait,
Etouffant la chanson d'un pâtre,
Un grillon se mourait dans l'âtre,
Une étoile, au ciel, s'effaçait;

Sous le basalte, une momie,
Le coeur encor tout parfumé
Du souvenir de l'être aimé,
Vivotait dans l'ombre endormie.

Antoine Cros a aussi été, sous le nom d'Antoine II et de 1902 à sa mort, le troisième roi d'Araucanie et de Patagonie, roi sans royaume, puisque celui-ci n'a duré que de 1860 à 1862, avant d'être conquis par le Chili.

Charles Cros était le père du poète Guy-Charles Cros (1879-1956) et de René Cros (1880-1898), de son côté Henry aurait eu trois enfants, dont Jean Cros (1884–1932), qui suivra les traces de son père dans le travail de la pâte de verre, et Antoine aura trois enfants, mais un mourra en bas âge, et sera, par sa fille Laure-Thérèse Bernard (1856-1916 et héritière de la couronne d'Araucanie et de Patagonie), le grand père de l'écrivain Jacques-Antoine Bernard (1880-1952), et l'arrière-grand-père de Maurice Druon (1918-2009) par sa seconde fille, Juliette Léonie Samuel (1868-1945).

1 - Ce poème, écrit en 1872, a été publié dans Le Coffret de santal dans sa première version de 1873.
2 - Ce poème est numéroté XXXVII et dédié à Charles Henry, qui serait vraisemblablement le père du poète.
3 - Ce recueil couvre la période allant de 1867 à 1882 et a été publié chez Ollendorff en 1882.



Vers la page d'accueil