Les belles heures

LXX
Victoria Regia

À Barbey d'Aurévilly.

Comme aux baisers brûlants des climats assassins
Dans l'exil de la serre où sa beauté s'étale,
On s'étonne de voir cette fleur colossale
S'épanouir dans l'eau dormante des bassins.

On pense qu'il serait doux, errant sans desseins
En d'étranges forêts, dans son île natale,
Fatigué, de se faire un lit d'un seul pétale,
Parfumé, blanc, charnu, rosé comme des seins.

Contemplant sa corolle alanguie et béante,
On cherche à fuir en vain sa grâce fainéante,
Enivré de l'émoi bizarre qu'on ressent.

Terreur inexpliquée, attrait vague et puissant!
On croit revoir encor cette jeune géante
Qu'on a quelquefois vue en rêve, adolescent.



LXXXVIII
A quelques-uns

Les nymphes des sources, nues,
Que mes yeux ont reconnues,
Vers les plages étrangères
 S'en vont légères.

De leurs douleurs méconnues
Elles fatiguent les nues,
Qui cheminent, passagères,
 Sans but, légères.

Des hautes cimes chenues,
Les fraîches brises venues,
Marines ou bocagères,
 Passent légères.

Le pâtre, aux herbes menues
Paissant les chèvres cornues,
Fait des bouquets aux bergères
 De fleurs légères.

Rimes folles, presque nues,
A mon coeur du ciel venues,
Avec vos ailes menues,
Outre les cimes chenues
Qu'aiment les chèvres cornues,
Outre les mers inconnues,
Allez où s'en vont les nues,
Des gens graves méconnues,
 Rimes légères.

Antoine Cros
Les belles heures
1882



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