La Vie à Paris
1882

XXXIII

Claretie nous parle de Jules Noriac, qui vient de s'éteindre, et de son milieu littéraire.

Je n'avais jamais oublié que c'est dans un journal fondé par Noriac, et qui vécut peu, que j'ai débuté, mettant timidement à la poste un premier article destiné à mon compatriote, alors en pleine renommée, ayant publié le 101e, la Bêtise humaine, le Grain de sable - Le journal s'appelait la Silhouette. Il était dirigé par Noriac et un écrivain d'un rare talent, très robuste, M. Charles de Courcy1, l'auteur applaudi de Daniel Lambert et des Vieilles Filles.

Quelle joie lorsque je vis mon nom imprimé! Le ciel s'ouvrait. J'allais remercier Noriac. Ou plutôt je le remerciai quand je le rencontrai, car je n'aurais jamais osé mettre le pied dans un bureau de rédaction.

- Et maintenant, me dit-il, pas de bêtises! Ne vous croyez pas comme tant d'autres arrivé parce que vous avez été imprimé tout vif. Fuyez les camarades, prenez une amie qui ne trompe jamais, la solitude. Et croyez qu'il y a plus d'inspiration vraie dans la fumée de la bréjaude de famille (c'est le nom de la soupe aux choux limousine) que dans toutes les thérories2 de café et dans toutes les fièvres des coulisses! Là-dessus, bonjour, et venez me voir dans dix ans!…

Il y avait ainsi, chez ce boulevardier, comme chez bien d'autres, une nostalgie de la famille et un appétit de calme, d'intimité et d'oubli. La vie lui devait assurer tout cela: un foyer paisible, une fille adorée, lorsque brusquement une petite rougeur apparait sur la joue… Ce n'est rien, peu de chose. Un bouton. C'était la mort.3

Le pauvre Noriac avait, lui aussi, trouvé le Grain de sable.

Ce qui est certain, c'est qu'il représentera longtemps tout un genre spécial de la littérature parisienne, un genre particulier, où il fallait non seulement des renseignements et des faits comme aujourd'hui, mais de l'humour, de l'observation, la rapidité dans l'esprit, la clarté dans le style, du mordant et de la délicatesse à la fois… L'érudition même ne déplaisait point quand Monselet s'en mêlait. Léo Lespès, qui fut populaire un moment, Auguste Villemot4, le fin bourgeois de Paris, Noriac, que la femme d'esprit qui signait Horace de Lagardie5 eut la sévérité de railler, Albert Wolff6, Aurélien Scholl, Henri Rochefort, les satiriques toujours en verve après vingt-cinq ans, formaient ce groupe choisi qui a sa place et qui aura peut-être son histoire.

Etc.

Jules Claretie
La Vie à Paris
1883

1 - Charles de Courcy (1834-1917), journaliste et auteur dramatique
2 - Claretie veut probablement dire "théories".
3 - Noriac est décédé du cancer; plus avant dans sa chronique Claretie évoque une "atroce maladie qui l'avait défiguré", avant d'ajouter: "même dans cette agonie de deux ans qui le tordait, le dévorait, ne lui laissant d'intact que le cerveau…"
4 - Auguste Villemot (1811-1870), journaliste et chroniqueur sous le pseudonyme de "Un Bourgeois de Paris".
5 - Il semble qu'Horace de Lagardie, l'auteur des Causeries Parisiennes, soit le pseudonyme de Mme de Peyronnet.
6 - Albert Wolff (1835-1891) "est un écrivain, auteur dramatique, journaliste et critique d'art français d'origine allemande" (Wikipédia), qui écrivit dans Le Charivari et Le Figaro.



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