La Chanson

en France au dix-neuvième siècle




Peut-on mettre une date sur les débuts de la chanson en France? J'en doute. N'a-t-on pas de tout temps chanté? Même avant que la France ne soit la France et avant même que le français n'existe? On considère cependant la Cantilène de sainte-Eulalie, qui remonte au neuvième siècle, comme la plus ancienne chanson française connue.

La chanson traditionnelle française est riche. Du Bon roi Dagobert à Frère Jacques, en passant par À la claire fontaine, J'ai du bon tabac, Au clair de la lune ou Il était une bergère, pour ne nommer que ce que tout le monde devrait connaitre, que ce soient des chansons folkloriques ou des comptines pour enfants, ces chansons remontent parfois au Moyen-Âge, mais plus souvent aux dix-septième et dix-huitième siècles. Cependant Siècle 19 se consacrera, bien entendu, à la chanson au dix-neuvième. Le problème auquel nous faisons face, problème d'ailleurs tout relatif, est que c'est un art qui a pris son envolée un siècle plus tôt, sous la forme des goguettes.

La goguette est un groupe de personnes qui s'associent pour des soirées dînantes et chantantes. Pour participer on doit être membre. Dans les goguettes les plus fameuses on rencontre souvent des écrivains et les chansons sont ensuite publiées dans un journal, qui est probablement la propriété d'un éditeur qui fera la promotion de la goguette. Son archétype est La Société du Caveau.

Cette goguette, Le Caveau, fut fondée en 1729 et mourût en 1739. Il y a bien peu de ses membres qui soient aujourd'hui connus du grand public, mais elle comptait quand même Piron, Regnard et Crébillon fils. Notons tout de suite que deux d'entre eux sont des dramaturges et qu'aucun n'est chansonnier, mais le théâtre à cette époque incluait souvent d'écrire des chansons. Le succès de ce premier Caveau sera tel qu'on tentera à maintes reprises de le faire revivre.

Comme passionnés du dix-neuvième siècle, c'est d'abord au Caveau moderne que nous nous intéresserons. Il est le troisième, le second ayant perduré de 1759 à 1789, et il fait suite aux Dîners du Vaudeville (1796-1801) et à la Société épicurienne (1806), qui rassemblaient à peu près les mêmes membres. Ce Caveau moderne se réunira de 1806 à 1817, ce qui en gros représente le premier Empire, l'ère napoléonienne.

Cette époque est faste. La France croule sous l'or, la gastronomie explose et, de guerre en guerre, on cherche à s'amuser. Fondé par Armand Gouffé et Pierre Capelle, on verra au Caveau moderne bien des gens fameux, comme Nicolas Brazier, Emmanuel Dupaty, François Guillaume Ducray-Duminil, Grimod de la Reynière, Étienne de Jouy ou Philippon de La Madelaine. Quelle brochette! Bon, d'accord, ils n'ont peut-être plus aujourd'hui la présence qu'ils ont pu avoir à leur époque, mais est-ce que ce n'est pas justement le genre de personnes auquel Siècle 19 s'intéresse?

Mais trêve d'ironie, il y a deux personnes qui vont atteindre, grâce au Caveau et comme chansonniers, une réelle renommée dans toute la première moitié du dix-neuvième siècle: Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers et Pierre-Jean de Béranger. Ce dernier surtout aura une profonde influence sur le mouvement romantique et plus particulièrement sur son aspect social. Cependant, comme Siècle 19 a établi que le dix-neuvième siècle littéraire commençait en 1815, après la chute de Napoléon, et se terminait en 1914, avec le début de la première guerre mondiale, nous laisserons ici ces chansonniers que nous voyons comme les grands ancêtres de la chanson française au dix-neuvième siècle.

Le Caveau moderne sera suivi par la goguette des Soupers de Momus, fondée par Pierre-Joseph Charrin et qui sera active de 1813 à 1828. On y retrouvera Émile Debraux, Pierre Carmouche, Casimir Ménestrier et plusieurs membres du Caveau moderne après la fin de celui-ci.

Vient ensuite le quatrième Caveau. Il prendra d'abord le nom de Les Enfants du Caveau, puis simplement celui de Le Caveau et aura la vie longue. Il perdurera de 1834 à 1939. Il n'y aura cependant pas beaucoup de membres fameux dans cette réincarnation. Elle compte quand même à ses débuts Charles Nodier, et vous connaissez peut-être Clairville et Eugène Grangé. Elle aura comme consoeurs deux autres goguettes fameuses, la Goguette des Animaux, où on retrouvera, de 1839 à 1846, Charles Gille, Charles Colmance et Gustave Leroy, et surtout La Lice chansonnière. Fondée par, entre autres, Charles Le Page, Piton du Roqueray et Louis Festeau, elle sera active de 1831 à 1967 — belle longévité — et elle aura, il me semble, plus de poids dans le futur de la chanson française que le Caveau.

C'est que le quatrième Caveau était passablement élitiste, plutôt de droite et conservateur, alors que La Lice semble avoir été plus versatile et acceptait les chansonniers dans la tradition républicaine et même socialiste de Béranger. En conséquence, on y entendra Ma Normandie, de Frédéric Bérat, et L'Internationale d'Eugène Pottier. On y croisera aussi Jules Jouy, mais n'allons pas trop vite.

La génération qui dominera la chanson de la seconde partie de la Restauration à la fin du second Empire, c'est-à-dire de 1830 à 1870, inclura Gustave Nadeau, Eugène Pottier, Pierre Dupont, Gustave Mathieu, auxquels on peut ajouter, dans un esprit encyclopédique, Frédéric Bérat, Charles Gille, Gustave Leroy, Charles Vincent, Élisa Fleury, Rose Harel, Élie Deleschaux, Eugène Imbert, Jean Baptiste Clément et Alexandre Flan, non pas que la liste soit exhaustive.

Outre celles que nous venons de mentionner, on trouvera dans la liste des goguettes ayant laissé un souvenir, les Déjeuners des garçons de bonne humeur, que fréquenteront vers 1802 Désaugiers, Dumaniant, Sewrin et Alphonse Martainville, La Mère Goguette, fondée en 1818, la Goguette des Gais Pipeaux, une goguette féminine fondée vers 1844, Le Poulet sauté, active à partir de 1845, la Goguette des Gnoufs-Gnoufs, fondée en 1858 (Wikipédia nous dit que ces deux dernières étaient toujours actives en 1869), que fréquentaient des gens de théâtre, comme Eugène Labiche, Clairville et Lambert-Thiboust, ainsi que Le Pot-au-Feu, active de 1872 à 1922 et où on retrouvera d'anciens membres de La Lice chansonnière et du Caveau, comme Édouard Hachin, Henri Fénée et Ernest Chebroux.

En fait, le second Empire, qui s'étend de 1852 à 1870, sera une autre période faste, où les gens riches n'auront pas beaucoup d'autres intérêts que ceux des affaires et des plaisirs, et la chanson ne sera pas que goguettière. C'est l'époque d'Offenbach, d'Hervé, de Métra, de Lecocq. L'opérette chantonne et le café-concert beugle, enfin je suppose, puisque qu'on l'appelait parfois le beuglant. Dans des caf'concs comme les Ambassadeurs, l'Alcazar ou l'Eldorado on verra plein de chanteurs qui seront des interprètes, rarement des auteurs, de grandes vedettes comme Paulus et Thérésa, Paulin et Félix Mayol, Anna Thibaud ou Yvette Guilbert. Ils feront le pendant des paroliers, comme Marc Constantin, Ernest Bourget, Paul Burani, Gaston Villemer et Lucien Delormel. Mais au début de la Troisième République la chanson allait encore évoluer: vers le cabaret.

À l'origine, le cabaret est un commerce où l'on consomme de l'alcool. Rapidement il ajoutera des chansons pour devenir le cabaret-chantant, qui est moins cher que le café-concert, puis avec l'Auberge de la Grande Pinte et le Cabaret du Chat Noir, fondés à Montmartre, le premier en 1878 par un marchand de tableaux nommé Laplace et le second en 1881 par Rodolphe Salis, il deviendra le cabaret artistique, qui retient les services de poètes et de chansonniers, interprétant donc leurs propres oeuvres.

La période de la Troisième République, qui commence en 1870 et nous mène au vingtième siècle, a été prolifique pour la chanson, aussi le Chat Noir et ses concurrents, comme le Chien Noir, L'Âne Rouge, fondé à l'emplacement de La Grande Pinte par Gabriel Salis, le frère de Rodolphe, L'Auberge du Clou ou le Divan Japonais, auront beaucoup de chansonniers fameux. On compte Aristide Bruand, qui fondera Le Mirliton, Jules Jouy, Maurice MacNab, Léon Xanrof, Gabriel Montoya, Victor Meusy, Vincent Hyspa, Jean Goudezki, Jacques Ferny, Henri Fursy, fondateur de La Boîte à Fursy, Xavier Privas, Maurice Boukay, Marcel Legay, Théodore Botrel, Léon Durocher et Eugène Lemercier. Ces chansonniers écrivaient pour eux-mêmes, mais aussi parfois pour des interprètes.

L'année 1896 verra la fondation d'une nouvelle goguette, Le Cornet, par notamment Paul Delmet, Georges Courteline et Bertrand Millanvoye, qui regroupera, outre certains que nous avons déjà nommés et plusieurs artistes, Pierre Trimouillat, Dominique Bonnaud, Numa Blès et Lucien Boyer.

C'est à cette époque que Charles Cros invente le paléophone et qu'Edison le lui vole pour en faire le gramophone. C'est pourquoi nous pouvons encore entendre Yvette Guilbert ou Aristide Bruant. Certains feront aussi du cinéma. Mais il y a peu de chansons du dix-neuvième siècle qui sont restées au répertoire: Madame Arthur, Le Fiacre, Le Temps des cerises, Nini peau d'chien... C'était pourtant une grande époque pour la chanson que cette seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ça me semble une perte. Qu'on se le dise!



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