Scholl nous parle des femmes dans la vie de Murger

…

Mürger, qui est mort célibataire, a passé sa vie à côté de femmes qui ne coûtent rien

— J'en ai aimé trois, disait-il; la première se nommait Mimi, la seconde Mimi et la troisième Mimi. Mimi première était une de ces joyeuses filles du quartier Latin, moitié fleuristes, moitié fruitières. Je gagnais quatre-vingt-dix francs par mois au Corsaire… huit francs de plus que Champfleury, qui en dépérissait de jalousie. Je faisais deux parts de mes appointements, quatre-vingt francs pour Mimi, dix francs pour moi! J'avais beaucoup de mal à arriver jusqu'au 30; mais l'amour me soutenait, (sic) Un jour, jour fatal, Mimi eut mal aux dents. Un artiste fut obligé de lui introduire en pleine molaire un fragment de ce métal précieux qui est le père de tous les crimes; il fallait trente francs!… Buloz¹ me les refusa. Nadar² fit trois francs!… Le caissier du journal me dit que j'étais la plaie de l'administration et me ferma la porte au dos. J'adressai une lettre au ministère de l'intérieur pour lui demander l'autorisation de lancer une loterie… Pas de réponse! Désespéré, je rentrai dans ma mansarde de la rue des Maçons-Sorbonne³, et j'avalai d'un trait une fiole de laudanum, héritage d'une tante de province.

Étendu sur mon lit, j'attendais la mort.

Ce fut Mimi qui entra.

— Qu'as-tu? me dit-elle.

Je lui montrai le flacon en disant:

— Impossible de payer le dentiste… Je me suis empoisonné!

Elle saisit fébrilement la fiole et se précipita vers la porte en criant: Je vais chercher du secours.

À peine fut-elle sortie que je perdis connaissance; une heure après, quand je rouvris les yeux, la concierge me soignait; un médecin était à côté d'elle.

— Vous êtes sauvé, dit-il.
Et moi: — Où est Mimi?
— Madame? fit la portière; mais je ne sais pas… elle m'a dit qu'elle allait chez Bullier⁴.

Une demi-heure après, j'entrai dans ce jardin où herborisent nos futurs licenciés en droit; et, au milieu d'un quadrille échevelé, j'aperçois Mimi levant la jambe plus haut que les autres!

Au milieu d'une figure, elle m'aperçut et me cria:

— Tu va mieux mon ami? C'est égal, j'ai une dent contre toi…

Etc.

Aurélien Scholl
Les Amours de cinq minutes
Les Femmes qui ne coûtent rien
1875-76

1 - François Buloz (1803-1877) est un patron de presse, co-fondateur de La Revue des Deux-Mondes, et administrateur du Corsaire.
2 - Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910), dit Nadar, photographe, dessinateur, journaliste et ami de Murger qu'il fréquentait notamment dans le cadre des Buveurs d'eau.
3 - La rue des Maçons-Sorbonne est aujourd'hui la rue Champollion.
4 - Le bal Bullier était situé dans le cinquième arrondissement de Paris et un des haut-lieux du plaisir à l'époque de Murger.