Tableaux vivants

Une soirée parisienne

Le cabinet d'un agent dramatique. - Cartonniers à droite et à gauche. Quelques affiches collées sur le mur remplacent avantageusement les Corot et les Millet occupés ailleurs.

Les visiteurs sont prévenus par une plaque de cuivre placée à l'extérieur qu'on entre sans frapper.

La porte s'ouvre.

- Monsieur Béchamel?
- C'est moi, Monsieur.

Béchamel laisse tomber sa plume et, désignant une chaise:

Prenez la peine de vous assoir.

Le visiteur :

- Monsieur, je voudrais louer la salle de la Bodinière pour y donner une audition de mes poésies.
- Rien de plus facile, Monsieur.
- Il y aura déclamation et lecture.
- Désirez-vous une conférence?
- La conférence étant aussi une récitation, je crains qu'elle ne nuise à mon oeuvre.
- Nous demanderons un préambule à George Vanor; il sera court et brillant.
- Pas trop brillant cependant?
- Il saura se modérer.
- Il me faudrait un peu de musique pour égayer les intervalles.
- C'est en effet l'usage. Une soirée entière de déclamation pourrait fatiguer le public.

Monsieur Béchamel acquiesça d'un signe de tête.

- Pour terminer la séance, j'ai à vous offrir une pantomime en un acte, musique d'Augusta Holmès, sur un petit acte inédit d'Emile Bergerat. Du reste, si vous voulez vous en rapporter à ma vieille expérience, je vous soumettrai un programme complet. Et maintenant, à qui ai-je l'honneur de parler?

- Voici ma carte : Roger Martin, poète mondain, lauréat du concours Clémence Isaure, à Toulouse.

...

Roger Martin lut deux ou trois traités différents et se décida pour le succès de première classe. Le traité suivant fut dûment paraphé :

«Entre les soussignés, Roger Martin, poète inventeur de la protase en spirale et du geste perpétuel, demeurant à Paris, rue Vercingétorix, 31, d'une part; et Monsieur Jules-Fernand Béchamel, entrepreneur de succès, 42, rue Juliette Lamber, d'autre part, il a été convenu ce qui suit :

«M.Béchamel prend l'engagement de donner à la soirée qui doit avoir lieu le 15 février, sur le théâtre de la Bodinière (quatrième Théâtre-Français), aux frais et en l'honneur de M.Roger Martin, dit Regor Nitram, tous les soins que nécessite un événement littéraire de cette importance :

«1o A fournir deux rangées de gens du monde et de dames décolettées, - avec diamants en diadème ou en aigrette;
«2o Un certain nombre de personnages importants de la colonie étrangère;
«3o Cinq ou six diplomates avec croix de commandeur au cou et brochettes de décorations;
«4o A garnir le fond de la salle et les deux côtés du balcon d'un public idolâtre qui n'applaudira que M.Roger Martin;
«5o Les académiciens sont comptés à part au prix de cinq francs par tête.

Etc.

Aurélien Scholl
Tableaux vivants
Une soirée parisienne
1896



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