Madame André

XII

Si Richepin n'a pas écrit ici le premier roman psychologique, il ne doit pas être loin. Voyons ce qu'il a à nous dire du café Tabourey.

...

Lucien retourna au café Tabourey, qu'il avait fréquenté jadis avec Fresson, et qui servait alors de lieu de rendez-vous à une bande de jeunes écrivains qu'il espéra y retrouver. Ce n'est point un café où l'on s'amuse, et il ne ressemble en rien aux bruyantes brasseries du quartier latin, bien qu'il soit situé en plein pays d'étudiants, à côté de l'Odéon. Il se compose d'une grande salle où on ne peut fumer qu'à partir de deux heures de l'après-midi, et d'une petite salle nommée, comme en province, l'estaminet. La grande salle a gardé la physionomie des vieux cafés de la Restauration. Les chaises sont massives: le gros poêle dissimule son tuyau dans un palmier aux dorures pâles; les tables sont couvertes des journaux les plus graves et des revues les plus compactes. Ce luxe sobre et bourgeois, ce calme quasi-solennel donnent au café l'apparence d'un cabinet de lecture où de vieilles gens viennent dormir. Les garçons servent silencieusement, lentement, avec une sorte de dignité qui ressemble à de la mauvaise humeur. A l'époque où Lucien y allait, on vous apportait encore la bière dans de petites bouteilles au lieu de la tirer par bock à la pompe, et c'était un des rares établissements de Paris où l'on trouvât du vespetro. Néanmoins le café est célèbre. C'est un café littéraire. Il y a passé des générations d'écrivains. On y a élaboré la gloire de Ponsard. Baudelaire y a péroré. Barbey d'Aurevilly y flamboie quelquefois encore. Les soirs de première à l'Odéon, c'est là qu'on vient pendant les entre'actes discuter la pièce et dire du mal de l'auteur. En somme, c'est un des cafés où l'on cause plus qu'on ne boit, et où on ne se grise que de salive.

Etc.

Jean Richepin
Madame André
1878



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