Les Blasphèmes

VII
L'apologie du Diable

Richepin nous dit : "ne croyant pas à Dieu, je ne crois pas au Diable". Pourtant ce dernier lui apparaît, alors qu'il lit Lucrèce seul au coin du feu. Il lui apparait sous les traits de son ami Maurice Bouchor, habillé en dandy et à qui le livre est dédicacé. On a ici un exemple de l'anglophilie en vogue à la fin du dix-neuvième siècle en France.

« Mon cher, fit-il soudain en taquinant le feu
Avec son stick, je crois que vous pensiez à Dieu.
Vous me direz que non, que vous lisiez Lucrèce,
Épicure, et que vous savouriez l'allégresse
De voir qu'ils ont tué les Dieux. Mais, entre nous,
Ne sentez-vous jamais monter dans vos genoux
Un frisson de terreur, quand leur voix révoltée
Dit le ciel vide?... Bref, êtes-vous bien athée?
Êtes-vous très certain que Dieu n'existe point?
Si Dieu n'est rien, pourquoi lui montrez-vous le poing?
Si ce n'est qu'un brouillard dont votre âme est trompée,
Pourquoi dans ces vapeurs donner des coups d'épée?
Don Quichotte chargeait, pour frapper un géant,
Sur un moulin; mais vous, c'est contre le néant
Que vous vous colletez avec l'ombre. C'est drôle.
Si Dieu n'existe pas, vous jouez un sot rôle;
Vous n'êtes qu'un roseau pensant... comme mon stick.
Donc, au fond, vous croyez à Dieu, voilà le hic.
Vous ne l'avouez pas; la honte est pitoyable.
Vous y croyez, my dear. J'y crois bien, moi, le Diable!
Si vous n'y croyions pas, nous autres les damnés,
Quel plaisir aurions-nous à lui cracher au nez?
Heureusement, il est. On peut blaguer son oeuvre.
Il est partout, il est toujours, comme une pieuvre
Au corps informe, aux bras infinis et flottants,
Nageant sous les flots noirs de l'espace et du temps,
Et tenant l'Univers avec ses tentacules.
Ce n'est pas un de ces grands-pères ridicules,
A barbe blanche, à l'air folâtre et bon enfant.
C'est un monstre hideux et fantasque, étouffant
Le monde dont il boit le sang par ses ventouses.
Il a des désirs fous, des rancunes jalouses,
Des caprices, des cris de haine, des remords.
Il fait les hommes, puis il voudrait les voir morts.
Son Eden est un guet-apens. Il se déjuge
Et sa création aboutit au déluge.
Ensuite il se repent du tour qu'il a joué
En voulant tout détruire : il conserve Noé.
Pourquoi? Pour amener ce résultat, en somme,
Que son Fils, éternel, infini, se fasse homme,
Naisse sans déflorer sa mère, et meure en croix.
C'est un original, allez, le Roi des Rois!
Il fait martyriser ses bons catéchumènes
Pour amuser la plèbe et les catins romaines.
Il fait verser du sang, brûler des corps, afin
De pouvoir dire un jour en riant d'un air fin :
« Saint-Pierre, tu seras dans l'Église ma pierre. »
Le voyez-vous d'ici, gai, plissant sa paupière,
Ayant fait massacrer des milliers d'hommes pour
Accoucher à la fin d'un piètre calembour?
Heureux s'il n'eût commis que de pareilles bourdes!
Mais, plus que son esprit encor, ses mains sont lourdes.
Quand nous dirions de lui pis que pendre en effet,
Nous n'en dirions jamais autant qu'il en a fait.
Je ne suis pas, mon cher, un professeur d'histoire,
Et je ne veux pas prendre un ton déclamatoire
Ni m'emballer en vous contant par le menu
Un tas de crimes dont le cours vous est connu.
Partout où la pensée éclate, où le coeur vibre,
Quand on s'efforce d'être heureux ou d'être libre,
Quand on travaille afin de conquérir un droit,
Quand dans un bénitier l'on se trouve à l'étroit,
Quand on ne veut pas être une bête de somme,
On voit paraître Dieu pour assassiner l'homme.
Oui, persécutions, exils, bagnes, cachots,
Huile en feu, plomb fondu, poix bouillante, fers chauds,
Tenailles arrachant les ongles, lames torses,
Brodequins pour les pieds, chevalets pour les torses,
Fouets, grils, bûchers, gibets, croix, écartèlements,
O couronne de Dieu voilà tes diamants! »

Jean Richepin
Les Blasphèmes
1884



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