Paris inconnu

Paris en villages

II
Un quartier calomnié

Privat d'Anglemont nous explique qu'il en est des quartiers, et même des villes et des pays, comme des gens: on les calomnie. Il donne pour exemple le quartier parisien de Notre-Dame-de-Lorette qui, ayant donné son nom à la jeune femme séduisante et légère de l'époque, a acquis, aux yeux du public, une réputation d'immoralité et même de débauche. Il trace ici un parallèle entre la lorette et la grisette.

La lorette n'existe pas; elle a fait son temps; elle est passée de mode; la chamade a battu pour elle dans le quartier; elle a plié bagage, elle est allée prendre ses logements d'hiver autre part, sécher des murs neufs dans de nouvelles rues. Son rôle est joué; elle a dû quitter la scène. La grisette, pendant deux ou trois siècles, a amusé nos compatriotes; elle était leur compagne de jeunesse, la confidente de leurs folles amours, l'amie de leurs vingt ans, le regret de leur maturité, le souvenir de leur vieillesse. Ils l'aimaient, ils lui gardaient la place la plus chaude de leur coeur, le coin le plus poétique de leur tête, parce que la grisette existait, la grisette avait sa raison d'être; c'était une figure charmante, toute pétrie de jolis défauts; il a fallu des siècles et sept ou huit révolutions pour la détrôner. Encore la retrouve-t-on parfois dans quelque quartier éloigné, chantant, picorant, chantant sous la treille, entre un jeune commis et un ouvrier ciseleur. C'est que la grisette existait, vivait de sa vie.

Mais la lorette, cette plante exotique, cette fleur artificielle sans éclat, cette fille sans âme, cette gaieté sans rire, cette amoureuse sans amour, cette jolie monstruosité de serre chaude, sans vie et sans parfum, la lorette a dû disparaître un matin avec la mode qui l'avait importée. Elle n'avait pas de racines dans le sol, elle est séchée sur pied; on l'a vue tomber sans regret; mais, en partant, elle a laissé au front du quartier qui lui avait donné asile un stigmate infamant.

Etc.

Alexandre Privat d'Anglemont
Paris inconnu
1861

Notons que si de toute évidence on ne marie pas une lorette, tous ces étudiants, ces artistes, ces littérateurs du dix-neuvième siècle n'ont pas marié l'amie de leurs vingt ans. Ils l'ont abandonnée et se sont casés avec de bonnes bourgeoises.



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