J'arrivais pour la première fois à Berne par l'automne, vers quatre heures du soir, pour y passer la nuit et le lendemain. Je me préoccupais, en descendant du chemin de fer, des moyens d'employer au moins mal mon temps dans cette vieille ville pour moi nouvelle, lorsque, tout justement en entrant sous les arcades sans fin de la grande rue, je me cogne dans deux individus, — dont un prêtre catholique, en soutane et grand chapeau. « — Ah!... Nadar!!!...» — s'écrie celui qui n'était pas le prêtre. C'était Wallon, mon bon, mon excellent, mon vieux Jean Wallon, écrivain théologue relaps et persistant, la bête noire de Veuillot qui le perfora parfois; Wallon avec son honnête figure de châtaigne d'eau, en as de carreau, que Mürger emprunta à notre vieille bande du café Momus pour l'exhausser nominalement en Colline, le philosophe de la Vie de Bohème; Wallon, le dernier survivant de la bande joyeuse avec Schann-Schaunard et moi; Wallon le plus brave homme de la création, mais que j'ai toujours tenu pour bon à enfermer; aussi comme il me le rend bien! Moi, il me lierait. Wallon nous présente, l'un à l'autre, son curé et moi; ils se chargent tous deux de ma personne, et m'emmènent. Notre curé me fait l'effet d'un bon diable, un peu bizarre, presque l'allure d'un quelqu'un qui serait déguisé en curé; d'autre part, il n'est pas sans un certain aplomb, car son costume, assurément unique dans ces rues ultraprotestantes, attire l'attention et provoque les gamins. Mais l'abbé prend très bien la chose, — et au surplus, il est porteur d'un bâton à l'endroit où à l'envers de ceux qui s'approcheraient un peu trop. « — Et que fais-tu à Berne? avais-je déjà demandé deux ou trois fois en route à Wallon. « — Je t'expliquerai cela tout à l'heure, à table... » Nous sommes arrivés et nous dînons sur une terrasse, d'où nous contemplons les neiges de la Yungfrau, rosées par le soleil couchant... Là enfin, Jean Wallon m'explique pourquoi il est à Berne. Il y est venu fonder une nouvelle religion — bone Deus! encore! — Il a détourné l'abbé qui se trouvait mal à l'aise dans la sienne, ou bien l'abbé s'est suffi pour se détourner tout seul, et depuis deux ans, ils sont là attelés tous les deux, — folie parallèle, — soufflant, anhelant et crevant à cette drôle de besogne. Pour ceux qui aiment les « dénouements », je termine ici bien vite en disant que mon Wallon resta à Berne un an encore, — total : trois ans, hivers compris; ils sont durs par là! — et qu'il s'en revint comme il était venu, sans avoir fondé sa paroisse Walloniste. Je suppose qu'alors l'abbé et lui se dispersèrent. Ce qui m'en console, c'est que nous y gagnâmes une église en moins. Nadar |
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