Alors qu'on aurait pu s'attendre à des souvenirs, ce livre est en fait un recueil de nouvelles et de courts romans. L'extrait qui suit, où Nadar semble par exception piger dans ses souvenirs, se passe pendant la Monarchie de Juillet. ... Au milieu de cette agitation générale, certains quartiers de Paris se montraient plus inquiets, plus turbulents que les autres. Le quartier Latin, entre autres, se signalait par des allures singulièrement séditieuses. La jeunesse qui le peuplait était toujours prête au moindre coup de main. Les élèves des facultés semblaient encore émus de l'exemple donné par leurs voisins de l'École polytechnique aux trois journées1. Fraternisant avec les meneurs et les menés des quartiers populaires, combattant aux côtés des faubouriens de Saint-Marceau, ils affectaient, dans leur costume et dans leur tenue, une sorte d'excentricité brutale et de mauvais goût qui eût été tout à fait niaise, si elle ne se fût rattachée à certaines idées d'un ordre plus élevé. Ces exagérations dans la mise servaient de signe de ralliement. Elles bravaient un pouvoir défiant et aux aguets, pour qui toute manifestation extérieure était un défi. Vous rencontriez alors d'étranges jeunes gens barbus, chevelus, moustachus, arborant gilets écarlates, cravates sang de boeuf, et chapeaux gris pointus, à larges ailes et ruban de velours noir. Là, le bon goût n'avait que faire. Chacun avait sa canne, quelque chose d'énorme, avec les noeuds du bois en saillie. — Quelque-fois, dans le négligé, le bonnet phrygien allégorique. — Et presque toujours la pipe, bien grosse, en terre ou en bois, emblématique, soit qu'une tête de mort ou une poire y fussent sculptées. Les instincts démocratiques se manifestaient jusque dans la chaussure. Les élèves en médecine, à toutes les époques plus primitifs que ceux de l'école de droit, portèrent des sabots. J'avais bien souvent entendu prononcer le nom de Lequeux, lorsque je le vis pour la première fois vers 1835. Je le rencontrai dans un petit café de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, café aujourd'hui fermé depuis plusieurs années, et qui a eu, lui aussi, son rôle dans l'histoire de ce temps-là. Ceux qui se pressaient alors sur les bancs des écoles ne l'ont point oublié, et à plus d'un son nom va rappeler des souvenirs. Il s'appelait le Café du Progrès2, et il a longtemps été le centre intellectuel du quartier latin. C'est là que se réunissait l'élite intelligente, laborieuse ou paresseuse, tapageuse et émeutière des Facultés. Là s'organisait la sédition sous toutes ses formes : de là partaient les cris poussés sous les fenêtres de l'hôtel des Affaires Étrangères et les coups de sifflets vengeurs contre un professeurs (sic) renégat ou condamné comme tel. Cette salle basse et enfumée, convertie aujourd'hui en une boutique de marchand de bric à brac, était remplie dès le matin jusque bien avant dans la nuit d'une foule compacte, buvant, fumant, vociférant, au milieu d'une atmosphère opaque et épaisse comme le nuage où marchent les divinités olympiennes. Parfois, aux grands jours, lorsqu'un grand événement se préparait, lorsqu'une crise se débattait dans les efforts de l'enfantement, lorsque quelque nouvelle apportée là on ne sait par qui, par le vent, venait remuer cette lave, exalter ces cerveaux brûlants, alors c'étaient des bruissements confus, des éclats de voix menaçants, et parfois tout d'un coup un grand silence : la chaudière bouillait à briser ses parois, — et le passant s'arrêtait, étonné, à ces murmures de volcan souterrain. Etc. Nadar 1 - Nadar fait ici référence à la Révolution de Juillet qui eut lieu en 1830 et qui ayant duré trois jours est surnommée |
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