Le Miroir aux alouettes

I

Monsieur Lassagne est horloger dans la ville de Limoges. Yves est l'ouvrier qu'il a recueilli encore enfant.

Si M. Lassagne eût voulu s'occuper un peu de son état, il eût sans doute fait fortune. Il était regardé dans Limoges et par ses trois ou quatre confrères mêmes comme un habile homme. Ses horloges ne variaient pas plus que le soleil, et il n'était pas un paysan de Saint-Léonard-le-Noblet, de Bellac ou de Rochechouart, qui ne fût fier de tirer le dimanche de son gousset, — uno mountrë do pay Lassagne. Deux années passées dans les ateliers de Genève avaient complété son éducation spéciale. En outre, il possédait à fond toutes les connaissances accessoires à son état — et bien d'autres encore. Yves, d'ailleurs, laborieux et intelligent, l'eût fort bien secondé.

Par malheur, toutes ces choses que contenait la tête du vieil horloger l'entraînaient dans des préoccupations continuelles au détriment de sa profession. Si, en passant, votre regard avait traversé le rideau de montres à réparer, plus clairsemées de jour en jour, qui ornaient la devanture, vous eussiez vu à côté d'Yves qui, le nez collé sur sa loupe, était tout entier à son minutieux travail, — vous eussiez vu le père Lassagne accoudé, la tête entre ses mains, rester des heures entières immobiles, l'oeil fixe, l'esprit perdu dans ses rêveries.

Grave et silencieux, il ne s'inquiétait de rien autour de lui, laissant aller sa maison à la grâce du bon Dieu. Il n'était peut-être pas entré deux fois dans toute sa vie au café où se réunissaient l'après-dînée les petits marchands du pays et les paysans aisés. Ses soirées, il les employait à des promenades solitaires sur les bords de la Vienne, absorbé dans ses spéculations mathématiques ou mécaniques: il ne croyait pas le mouvement perpétuel impossible — et peut-être n'avait-il pas tort. Je ne vous donnerai pas M. Lassagne pour un grand génie méconnu: c'était simplement un rêveur de cinquante ans qui avait trop d'intelligence et d'études pour gagner sa vie à un travail manuel.

Etc.

Nadar
Le Miroir aux alouettes
1859



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