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Mirbeau était dreyfusard. Il nous présente ici le colonel baron de Présalé, un digne militaire français... Mais au fond, ne nous dépeint-il pas l'armée française? Si ce n'est la nature profonde de la France?
...
— Et qu'est-ce qu'on raconte encore dans les journaux?... que Dreyfus est rentré en France?...
— Certainement, colonel.
— Eh bien, elle est raide, celle-là... Elle est forte... ah! elle est forte!
— Mais puisqu'il est innocent?
— Innocent?... Un juif... un sale youpin? Vous en avez de bonnes!... Et quand cela serait?... Qu'est-ce que ça fout?... qu'est-ce que ça nous fout?... Innocent!... Et puis après?... Ça n'est pas une raison...
— Voyons... colonel!...
— Il n'y a pas de: voyons... Dreyfus a-t-il été condamné? Oui. Par des juges militaires? Oui... Est-il juif? Oui... Eh! bien, qu'il nous fiche la paix... Ah! si au lieu d'un gouvernement de cosmopolites, nous avions un gouvernement de vrais patriotes, ce qu'on le renverrait dans son île, ce bougre-là!... Une, deusse... une, deusse!... Arche!... Innocent!... D'abord, un lascar qui se permet d'être innocent, sans l'ordre formel de ses chefs, c'est une crapule, entendez-vous... un sale clampin.., un mauvais soldat... Et quelle tête fait-il, ce misérable traître?
— On a dit d'abord qu'il était très changé et très abattu...
— Comédie! Est-ce qu'un innocent est jamais abattu? Est-ce que je suis abattu, moi? Allons donc!... Quand on est sûr de son innocence, on la crie, on la hurle, nom de Dieu! On n'a pas peur, que Diable! On porte la tête haute... en soldat.
— C'est précisément ce qui arrive pour Dreyfus, colonel..., car le premier renseignement n'était pas exact... La réalité est que Dreyfus se montre très ferme, et prêt à la lutte...
— Un crâneur alors?... un rouspéteur?... Parbleu!... C'est bien ce que je disais... Quand on est innocent, on ne fait pas l'insolent ou le tranche-montagne... On attend, triste, tête basse, la main dans le rang, la bouche close... en soldat... Et puis, ça n'est pas tout ça... Innocent ou coupable, il est toisé... Il n'y a pas à revenir là-dessus... ou la France est archi-foutue... Ainsi, moi, tenez, voici ce qui m'est arrivé... Des amis à moi, des propriétaires de chevaux de courses, avaient l'autre jour engagé un match..., un match considérable, nom de Dieu!... Ils m'avaient choisi pour juge, à cause de mon intégrité bien connue... Nous allons à Maisons-Laffitte... Les chevaux courent... Que s'est-il passé? je n'en sais rien... Ai-je eu la berlue?... C'est possible... Toujours est-il que le donnai la première place au cheval arrivé le dernier... Mes amis réclamèrent, tempêtèrent, firent le diable...
— Eh bien, colonel?
— Eh bien, mon garçon, j'ai maintenu, mordicus, mon jugement... et je les ai envoyés promener, en leur disant: « Je me suis trompé, c'est vrai... je me suis fourré le doigt dans l'oeil... je le reconnais... mais, foutez-moi la paix!... Si j'étais un civil, un sale pékin de cosmopolite, j'attribuerais le prix au cheval qui, vraiment, l'a gagné..., ou bien, j'annulerais l'épreuve... Mais je suis un soldat... et je juge en soldat. Discipline et infaillibilité... Je maintiens l'épreuve..., Rompez!... » Et ils ont rompu...
— Pourtant, colonel... la justice...
Le brave colonel haussait les épaules, puis, croisant ses bras sur sa poitrine étoilée de croix et capitonnée d'honneurs, il disait:
— La justice?... Regardez-moi un peu... Ai-je l'air d'un sale pékin, moi?... Nom de Dieu! Suis-je soldat, ou non?
— Ah! colonel, répliquai-je.... je crains bien que vous le soyez plus que votre grade.
— C'est la même chose... criait le vaillant guerrier, qui se remettait à marcher dans la pièce, en giflant les meubles, en distribuant des bourrades aux chaises... et en hurlant à pleine gueule:
— Mort aux juifs!... Mort aux juifs!...
Etc.
Octave Mirbeau Les vingt-et-un jours d'un neurasthénique 1901
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