Jules Dervelle est devenu prêtre contre toute attente, contre toute vraisemblance, contre toute logique, et il est malheureux. Chargé de l’éducation de son neveu, il lui donne des leçons bien éloignées du grec et du latin. — Qu’est-ce que tu dois chercher dans la vie?… Le bonheur… Et tu ne peux l’obtenir qu’en exerçant ton corps, ce qui donne la santé, et en te fourrant dans la cervelle le moins d’idées possible, car les idées troublent le repos et vous incitent à des actions inutiles toujours, toujours douloureuses, et souvent criminelles… Ne pas sentir ton moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d’eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts… Je t’avertis que ce n’est point facile d’y atteindre, et l’on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon, qu’un Rien… Écoute-moi donc… Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l’humanité au strict nécessaire: 1o L’homme est une bête méchante et stupide; 2o La justice est une infamie; 3o L’amour est une cochonnerie; 4o Dieu est une chimère… Tu aimeras la nature; tu l’adoreras même, si cela te plait, non point à la façon des artistes ou des savants qui ont l’audace imbécile de chercher à l’exprimer avec des rythmes, ou de l’expliquer avec des formules; tu l’adoreras d’une adoration de brute, comme les dévotes, le Dieu qu’elles ne discutent point. S’il te prend la fantaisie orgueilleuse d’en vouloir pénétrer l’indévoilable secret, d’en sonder l’insondable mystère… adieu le bonheur! Tu seras la proie sans cesse torturée du doute et de l’inassouvi… Malheureusement, tu vis dans une société, sous la menace de lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature, et de la raison primitive. Cela te crée des obligations multiples, obligations envers le pouvoir, envers la patrie, envers ton semblable - obligations qui, toutes, engendrent les vices, les crimes, les hontes, les sauvageries qu’on t’apprend à respecter, sous le nom de vertus et de devoirs… Je te conseillerais bien de t’y soustraire… mais il y a le gendarme, les tribunaux, la prison, la guillotine… Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuant le nombre des obligations sociales et particulières, en t’éloignant le plus possible des hommes, en te rapprochant des bêtes, des plantes, des fleurs; en vivant, comme elles, de la vie splendide, qu’elles puisent aux sources mêmes de la nature, c’est-à-dire de la Beauté… Et puis, ayant vécu sans les remords qui attristent, sans les passions d’amour ou d’argent qui salissent, sans les inquiétudes intellectuelles qui tuent, tu mourras sans secousses… Et tout le monde, ignorant de ta vie, ignorera ta mort… Etc. Octave Mirbeau |
Retour à Octave Mirbeau
Vers la page d'accueil