Le Calvaire

VI

Les grands boulevards à la sortie des théâtres, vus par Mirbeau…

...

Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là « le gratin » de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs; des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, sifflotent un air à la mode, - le refrain que, tout à l’heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en s’accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes… La dernière lumière s’est éteinte à la façade de l’Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d’enfer. Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise s’alignent, lamentables et rapiécées, sur une tripe file. Les cochers dormaillent, couchés sur leurs sièges; d’autres, réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d’un boniment croustillant, le nom d’une femme connue, la nouvelle d’un scandale, tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu’ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s’endorment, rallumer les curiosités qui s’éteignent. Et des petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages d’enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d’un sourire équivoque, en mettant dans leurs oeillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A l’intérieur du café, toutes les tables sont prises… Pas une place vide… On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, avant de monter au club ou d’aller se coucher, par habitude, ou par « chic » et pour voir aussi s’il n’y a pas « quelque chose à faire ». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, s’arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s’en vont, l’esprit orné d’une nouvelle expression d’argot demi-mondain, plus riches d’un potin cueilli au passage et dont leur désoeuvrement vivra pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule - que vergettent de petites hachures roses - appuyée sur la main long gantée, prennent des airs languissant, des mines souffrantes et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines des clignements d’yeux maçonniques et d’imperceptibles sourires, tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs : irrégularité sociales, situations fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent et s’engraissent à la chaleur du fumier parisien.

Etc.

Octave Mirbeau
Le Calvaire
1886



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