Mirbeau a le sens du personnage. En voici un, haut en couleur, qui nous permet, d’une pierre deux coups, de voir quelques grands noms du théâtre français du dix-neuvième siècle. Hippolyte Dougère respira un peu et ramena en arrière des mèches de cheveux qui pendaient sur son front. Il poursuivit: — Depuis le moment où je m’étais révélé poète tragique… moi simple employé, moi, futur commis à cheval… depuis ce moment, j’avais un devoir, le devoir de continuer… Je continuai… Etienne Marcel, Louis XIV, Napoléon, Gambetta… j’écrivis huit tragédies… huit! Et ce n’est pas fini… Je les envoyai en bloc au Théâtre-Français, à l’Odéon, à l’Eden, au théâtre de Montmartre… partout enfin où il est reconnu que l’on représente des oeuvres sévères, historiques… Je les envoyai avec les recommandations de mon ami, M. Renaudot… Une fois même, je crus devoir ajouter à ce patronage une requête des plus hauts imposés de la commune… Croiriez-vous qu’on me les a renvoyées, sans les lire!… le croiriez-vous?… Sans les lire!… Et pourquoi?… Parce que je suis rat de cave?… Sans doute… mais il y a une autre raison… Monsieur, je touche au point délicat… écoutez-moi… Je ne suis pas de l’école de Belot1, et ma muse ne se promène pas sur des éléphants, des zèbres, des hippopotames, des girafes, à travers des décors abyssiniens; je ne suis pas non plus de l’école de Zola… des cochonneries, fi donc!… Et cet Augier, dont on parle tant, qu’est-ce que c’est, je vous prie? Un bourgeois… Et ce Coppée?… le connaissez-vous ce Coppée qui s’en va rossignoler des romances au pied des statues hongroises!… et ce Delair2?… si cela ne fait pas pitié!… Il n’y a donc pas assez de théâtres pour lui en France! il faut qu’il déborde sur la Belgique!… Quant à Victor Hugo, vous m’accorderez bien que ce ne sont que des mots… des mots qui ronflent… Moi aussi je ronfle, quand je dors, hé, hé… Mes tragédies, c’est autre chose… je remue les foules… Or, peut-on comprendre cela, un rat de cave à cheval qui remue les foules?… Voilà la raison, monsieur… Effrayant dilemne, car enfin ou je dois continuer à remuer les foules, et il ne faut plus que je sois rat de cave; ou je doit continuer à être rat de cave, et il ne faut plus que je remue les foules… Concluez!… Tenez, je vous apporte un fragment de ma dernière tragédie: Le Masque de la Mort Rouge…
Etc. Octave Mirbeau 1 - Adolphe Belot (1829-1890), dramaturge et romancier |
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