Les Villes de marbre


Les Souvenirs


Ainsi loin du soleil, et blessé du ciel froid,
Le souvenir, divin oiseau du nid étroit,
Qui se plaît à baigner ses ailes de lumières,
Fuit vers le bleu, revoit Venise la première,
De peur d'y demeurer fermant presque les yeux;
Franchit Florence, belle au fond d'un pli joyeux
Des montagnes; sur Rome, au souffle qui l'emporte
Dit : « Va, nous reviendrons, j'ai peur de cette morte! »
Et, de loin, entendant la mer aux doux sanglots,
Vers Naples rouge va s'abattre au bord des flots.
Parfois une lueur perce le pur ensemble :
C'est un détail, un rien limpide, qui me semble
Tout, car je le sais bien, personne ne l'a vu.
Peut-être que, sans moi, le ciel aurait perdu,
Éclairant ce palmier un soir à pleines branches,
Son effet d'orient sur ces deux maisons blanches.
J'ai retenu, rêvant d'un bonheur innocent,
La grâce qu'exhalait une femme en passant;
Je me souviens d'un mot entendu, d'un sourire
Qu'un autre ne vit point et ne pouura pas dire.
Il m'arriva d'aimer Sorrente tout un soir :
Les rives se voilant m'invitaient à m'assoir,
Attirantes avec de bleus regards de vierges.
Un fond de nef grandie à la lueur des cierges
Brille à côté d'un rêve éteint, près d'un désir.
Voir seulement me fit comprendre le plaisir
D'oublier tout, dans la langueur, hormis de vivre.
C'est que le bleu fait l'air si doux qu'il nous enivre,
Et que la loi de l'homme est la loi du bonheur.
Sans ordre, sans raison rappelant la couleur,
Ma mémoire toujours retrouve devant elle
Une fille aux seins bruns dansant la tarentelle,
Pendant qu'une autre femme, âpre et vieille déjà,
Que la misère moins que la vie outragea,
Rhythme de sa voix rauque et du tambour sonore
Ces pas dont la beauté n'est pas perdue encore.



Albert Mérat
Les Villes de marbre
1869



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