Les Roueries de Trialph

Sur la mort d'un agent de change

Trialph est un jeune homme tourmenté, insatisfait du monde, blessé par un amour de jeunesse idolâtre et malheureux, cynique un moment, plein de remords le suivant, athée mais ému par la religion, amoureux encore, préparant des assassinats, des duels ou des suicides, philosophant un moment avant de se laisser emporter par ses passions. C'est un personnage romantique, qui fait des phrases et se veut homme de lettres, ne sachant rien faire d'autre. Ce premier extrait, tiré du chapitre seize, nous le dépeint un peu.

...

Ayant acheté une tête de mort, non lavée à la chaux, mais jaune encore d'une espèce de rouille humaine, je trouvais d'abord que ce spectacle valait la peine d'être contemplé, pendant des heures entières, en rimassant, en me toilettant, en folâtrant. Cependant, comme je me lassais enfin de cette monotonie de sensations philosophiques, une idée me vint d'embellir la chose; et je ne trouvai rien de mieux que de placer dans chaque creux de l'orbite vide des yeux, une montre d'un curé de campagne, autrefois mon bienfaiteur, pour le côté droit, et un charmant petit thermomètre, pour le côté gauche. Ce meuble étant ainsi enjolivé, je savais très-convenablement l'heure et les révolutions de la température: mais mon imagination, capricieuse Titania, fée à la baguette magique, alla plus loin. A la place d'une oreille, en guise de cornes, je mis des cigarittos que j'adore de passion, et en regard (touchant contraste!) des fleurs toujours fraîches, que je guettais à voir éclore. Enfin la charpente osseuse du nez me servit commodément à suspendre mes bagues d'or, et le camée d'un bracelet que j'avais volé à une fougueuse italienne, qui s'est mise depuis à chanter, la misérable créature! pieds nus, sur les boulevards...

Cette tête d'homme se donnait donc orgueilleusement des grâces sur une chiffonnière, auprès de mon lit...

Dans cet extrait du chapitre quarante-trois, Trialph ayant pris une forte dose de morphine, dans l'espoir vague de mourir, a des hallucinations et rencontre son père défunt alors qu'il était encore enfant.

Il reprit solennellement :

— Puis que tu es poète, ô mon fils, je veux te faire comprendre la haute tâche qu'il t'est donné d'accomplir, à ton retour, sur la terre. Le poète n'est pas un être isolé de la création; le poète est l'expression la plus intime, le type le plus vrai de la société contemporaine dont il pressent l'avenir, comme l'hirondelle devance le printemps, ou plutôt comme l'aube précède le soleil dont elle est elle-même une manifestation identique. Le poète n'est pas un membre inutile, superflu de la grande famille humaine: tu détourneras ton sourire de ceux qui le pensent, et tu leur demanderas: « A quoi sert la beauté de leurs femmes? » Car la chanson du poète, la plus frivole et la plus insouciante, est aussi nécessaire dans l'ordre universel des harmonies, que le gazouillement du rossignol, la magnificence des nuages et le vermillon des roses, devant celui qui a répandu à profusion le luxe des existences et des contrastes.

Etc...

J'ai bien l'impression que Lassailly prête ici ses opinions à son père, qui devait penser tout autrement. Un peu plus loin, au chapitre quarante-six, Trialph rencontre Satan en Enfer. Il voit son siècle, il voit Paris...

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Mais dans les rues, sur les boulevards, sous les tilleuls du Palais-Royal, sous les verts marronniers des Tuileries, une foule insouciante aussi se rue aux plaisirs des longues promenades, des spectacles, des bals, des solennités publiques. Passent, passent des prostituées folâtres, déesses de la veille, en tuniques à la Grecque; passent des jeunes gens rieurs; des vieillards qui se sentent vivre; des riches qui s'étalent dans tout leur luxe; des gueux qui mettent insolemment leur misère à l'aise; des femmes qui se hâtent de montrer toutes leurs dentelles, tous leurs bijoux, et toutes leurs grâces, sans coquetterie de pudeur; des intrigants avides, qui jouent à des jeux de bourse; de jeunes filles, désireuses au-delà d'un instinct trop vague; puis des enfants, (nous-mêmes!) qui choisissent un peu d'ombrage pour bâtir, avec leur nourrice joueuse, des châteaux sur le sable!

Etc.

Charles Lassailly
Les Roueries de Trialph
1833



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