Le Cocu

Chapitre premier

Un Cabinet de lecture

...

Comme je suis debout entre les deux salons, il m'est facile de voir aussi dans celui consacré à la librairie: je vois donc une femme d'une vingtaine d'années, à la figure vive, éveillée. Sa mise annonce qu'elle est voisine; elle est coiffée en cheveux; un tablier de taffetas noir à corsage lui prend fort bien la taille; mais ses pieds sont dans des chaussons de lisière beaucoup trop larges, et elle a encore un dé à une de ses mains, couvertes de vieux gants dont les doigts sont coupés.

Elle entre en souriant, en sautillant, et dépose sur le comptoir un paquet de livres en disant:
— Tenez! nous avons déjà dévoré tout ça?...
— Comment!... et vous ne les avez que d'hier!...
— Oh! c'est que nous lisons vite à la maison... Ma tante ne fait pas autre chose; ma soeur, qui a mal au pouce, ne pouvait pas travailler... elle a souvent mal au pouce, ma soeur!... et monsieur mon frère aime beaucoup mieux lire des romans que d'étudier son violon... J'avoue que j'aime bien mieux aussi quand il n'étudie pas; c'est si ennuyant d'entendre racler du violon à vos oreilles!... Ah! ça me fait grincer des dents, rien que d'y penser... J'ai le violon en horreur!... Qu'est-ce que vous allez me donner?... Nous voulons quelque chose de gentil...
— Je ne sais trop... Vous allez si vite!... Vous aurez bientôt lu toute ma boutique!...
— Nous voulons du nouveau.
— Du nouveau!.... voilà bien tous les abonnés: il leur semble que le nouveau seul est bon!...Et pourtant nous avons d'anciens romans qui sont bien au-dessus des modernes!...
— Ah! vous me dites ça pour me faire prendre encore vos Cleveland, vos Tom Jones, votre vieux Doyen de Killerine...
— Mademoiselle, le Doyen de Killerine est un très-bon ouvrage, et ....
— Madame, je ne m'intéresse pas à un héros qui est bossu, a les jambes torses et des loupes sur les yeux! Fi donc! parlez-moi d'un beau jeune homme, bien brun... bien fait, d'une belle tournure.... A la bonne heure; on se le représente, on croit le voir... Quand il parle d'amour, on se dit: Je voudrais un amant comme cela... Et ça fait plaisir.

La libraire sourit; j'en fais autant, tout en ayant l'air de n'être occupé que de mon journal. La demoiselle voltige devant chaque tablette du magasin; elle prend des volumes, les ouvre, puis les replace sur des rayons en disant:
— Nous avons lu cela... nous avons lu cela... Mon Dieu! Est-ce que nous avons tout lu?...
— Tenez, mademoiselle, dit la dame qui tient le cabinet, voici quelque chose de fort intéressant et de bien écrit...
La Femme de bon sens ou la Prisonnière de Bohême.
— Voyons par qui: Traduit de l'anglais par Ducos!... Comment! cela a paru en 1798! Est-ce que vous vous moquez de moi, de me donner un roman aussi vieux?
— Mais qu'importe son âge, puisque je vous dit que c'est bien?
— Et moi je vous dis que l'âge fait beaucoup; nous aimons les tableaux de moeurs, les scènes contemporaines. Un roman qui a plus de vingt ans ne peut peindre les moeurs actuelles.
— Mais il peut peindre les passions, les ridicules de la société; ces choses-là sont de tous les temps, mademoiselle. C'est pourquoi on s'amuse encore en voyant représenter Tartuffe, le Misanthrope, l'Etourdi, quoique ces ouvrages ne soient certainement pas nouveaux.
— Ah! cela dépend du goût... Mais je ne veux pas de votre Femme de bon sens... D'ailleurs, le titre ne me plait pas. Il semble que ce soit une épigramme!...
— Tenez, voici qui est plus nouveau... C'est le Bourreau de...
— Assez!... assez!... Grâce au ciel, nous n'avons jamais eu de goût pour les bourreaux!... Nous n'aimons pas la littérature de cimetière, les moeurs de la Morgue... Il est possible que ces tableaux-là soient plein de vérité, mais nous n'avons nulle envie d'aller nous en assurer; nous fuirions avec horreur une rue, une place où l'on se disposerait à exécuter quelques criminels: et vous voulez que nous lisions avec plaisir des ouvrages où l'on s'attache à nous détailler de telles horreurs, à nous offrir des tableaux hideux!... Ah! madame, je trouve qu'il faut avoir bien mauvaise opinion des femmes pour penser qu'elles prendront goût à ces lectures, pour croire que de telles peintures peuvent avoir de l'attrait pour nous! C'est nous assimiler à ces malheureuses qui se pressent, se foulent pour assister à une exécution, et je ne pensais pas qu'il pût y avoir de la gloire à écrire pour ces femmes-là!

Etc.

Paul de Kock
Le Cocu
1831



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