Zizine

Chapitre VIII

Un Ami et un Importun

M. Guerreville dîne avec son ami le docteur Jenneval chez Véfour, au Palais-Royal, quand arrive monsieur Vadevant, un bourgeois mondain de Chateau-Thierry qui veut à tout prix entrer dans l'intimité de M. Guerreville.

...
— Vous n'avez pas encore commencé à dîner?
— Non... mon Dieu! nous arrivons aussi, il y a peu d'instants... il semble que vous nous ayez suivis.
— Oh! ça se trouve fort bien... si vous voulez, nous dînerons en commun... on prend plus de chose... c'est plus agréable et moins cher; du reste; chacun paye sa part, cela va sans dire... si toutefois cela ne déplait pas à monsieur?...

Cette question, accompagnée d'un salut, s'adressait encore à M. Guerreville, qui n'y répond que par une nouvelle inclination de tête; mais Jenneval sourit en disant:
— Soit, monsieur Vadevant, mêlons notre dîner.... parbleu, notre repas n'en aura que plus de charme!... nous ne nous attendions pas du tout au plaisir que vous nous procurez; mais nous y sommes très-sensibles... Par exemple je vous demanderai la permission de manger ce qui me plaît.
— Très-volontiers; moi, d'abord, j'aime tout; je ne suis pas difficile.. et puis je pense que vous êtes comme moi; je viens dîner... pour dîner, et non pas pour faire des extrà... D'ailleurs, quand on vient habituellement manger chez le traiteur, il faut y vivre comme chez soi.
— C'est fort juste. Garçon, du beaune première!
— Vous prenez du beaune première pour l'ordinaire! dit Vadevant d'un air saisi.
— Oui, j'aime le bon vin... et, par régime, je m'en trouve bien.

Vadevant ne veut pas avoir l'air d'être d'un autre avis; il se frotte les mains en disant:
— Va pour le beaune première... moi aussi je ne déteste pas le bon vin!

Le petit homme se penche alors vers le docteur, et lui dit à l'oreille:
— C'est monsieur Guerreville qui dîne avec vous?
— Lui-même!
— Oh! je l'ai reconnu sur-le-champs. Cela se trouve très-bien; moi qui brûle d'envie de faire sa connaissance... à table on se connaît tout de suite. Dites donc, est-ce qu'il ne parle que par signes de tête?
— Il parle fort peu, mais je présume que votre amabilité le mettra en train.
— J'y ferai tous mes efforts... et pour peu que cela lui soit agréable de venir à la noce d'une de mes jeunes cousines, il ne tiendra qu'à lui.
— Vous pouvez le lui proposer.

Jenneval se remet à consulter la carte, qu'il semble méditer. M. Guerreville semble retomber dans ses réflexion, et ne plus s'occuper de ce qui se passe autour de lui. Vadevant fait en vain tout ce qu'il peut pour se rendre agréable; il pousse devant lui la salière, le moutardier; il offre à boire et présente un petit pain moins brûlé; toutes ces tentatives n'aboutissent à rien, il se met à faire des boulettes de mie de pain, et se rejette sur le docteur:
— Eh bien! mon cher docteur, comme vous voilà enfoncé dans la carte du restaurateur... on croirait que vous méditez un repas de vingt couverts!....
— Monsieur Vadevant, je ne vois pas pourquoi trois personnes ne dîneraient pas aussi bien que vingt. À Paris, où la gastronomie a des autels; où la science culinaire fait chaque jour de nouvelles découvertes; ce n'est point une connaissance futile que celle des cartes de restaurateurs; il ne suffit pas de faire honneur à un bon dîner, c'est un avantage que le premier rustre possèdera... mais savoir commander un dîner! c'est là que se déploient le génie, le tact, le goût... c'est un talent beaucoup plus rare qu'on ne le pense! Garçon, des huîtres vertes, du sauterne!...

Vadevant fait un mouvement sur sa chaise, et balbutie: Je ne tiens pas aux huîtres, moi...
— Mais moi j'y tiens beaucoup. Du reste, demandez ce qui vous fera plaisir; ne vous gênez pas... vous n'êtes pas forcé de manger des huîtres. Garçon, n'en servez pas à monsieur!..
— Parbleu! se dit Vadevant, je n'irai pas me mettre à manger du beurre et des radis pendant qu'il mangera des huîtres, et qu'il faudra payer en commun!...

Il crie au garçon: Si, garçon! si, je me ravise, je prendrai des huîtres comme ces messieurs.

On sert les huîtres, que le docteur avale avec une dextérité qui suffoque Vadevant, lequel fait en vain tous ses efforts pour en manger autant que son voisin. La peine que se donne le petit monsieur amuse beaucoup Jenneval, qui dissimule son envie de rire, et reprend la parole lorsqu'il n'y a plus d'huîtres sur la table.
— Mon cher monsieur Vadevant, je suis sûr que vous êtes comme moi, que vous souriez de pitié en voyant dîner ce bon bourgeois qui croit connaître tous les raffinements de la gourmandise, lorsque sa servante lui apporte une crème ou des oeufs à la neige...
— Mais j'aime assez les oeufs à la neige...
— Garçon, des cailles en caisse, un salmis de perdreaux aux truffes, du saumon, sauce... anglaise!...

Vadevant fait la grimace, et veut retenir le garçon en disant: Mais... diable... voilà bien des choses!... Le salmis aux truffes... je ne suis pas fort pour les truffes... Si nous prenions autre chose?...
— Prenez tout ce qui vous sera agréable, monsieur Vadevant; moi, je prend ce que j'aime...
— Mais vous ne consultez pas monsieur...
— Oh! monsieur Guerreville m'a donné carte blanche... Du reste, je vous le répète, demandez ce que vous voudrez... vous préférez peut-être du boeuf aux choux?
— Non, non... Je mangerai comme vous!...

Et Vadevant se remet avec humeur à pétrir des boulettes en disant: Je prendrais du boeuf aux choux, et eux des perdreaux aux truffes, et puis nous payerons en commun... ce serai gentil, ce serait spirituel!...

On apporte les plats demandés; le docteur sert, et fait honneur au dîner; Vadevant a moins d'appétit, parce qu'il a de l'humeur en songeant qu'il va dépenser plus qu'il ne voulait; M. Guerreville mange et ne dit rien; Jenneval seul fait les frais de la conversation.
— Croyez-moi, monsieur Vadevant, on peut s'en rapporter à moi pour ordonner un dîner... J'ai assez de goût, et puis j'aime à m'instruire, à goûter de tout ce que je ne connais pas... Garçon, vous nous servirez une chipolata; mais auparavant un faisan rôti.
— Un faisan! s'écrie Vadevant en faisant un bond sur sa chaise, mais plaisantez-vous!... Nous ne pourrons jamais manger encore un faisan!...
— Oh! ce n'est pas très-gros... moi, j'adore le faisan... mais si vous préférez une cuisse d'oie, demandez-la... nous mangerons bien le faisan sans vous... Garçon, une cuisse d'oie à monsieur!...
— Eh!... non... non!... que diable! je ne veux pas de cuisse d'oie... je ne peux pas souffrir l'oie; je tâcherai de retrouver un peu d'appétit pour le faisan... Mais savez-vous, docteur, que vous faites un rude convive!... Peste! quel appétit!
— Vous ne voyez rien aujourd'hui... je ne suis pas fort en train; mais la première fois que nous dînerons ensemble, je ferai faire un menu dont vous me direz des nouvelles.
— Oui! tu seras bien fin quand tu m'y reprendras, se dit Vadevant en pétrissant sa mie de pain.

On apporte le faisan. Jenneval demande du bordeaux-laffitte, puis du champagne; quelquefois il échangeait un coup d'oeil avec M, Guerreville, qui se contentait de sourire, et tournait la tête quand il pensait que Vadevant allait lui adresser la parole. Celui-ci n'ose plus se permettre de faire aucune observation au docteur; il se décide à manger et à boire encore, au risque de se faire mal.

Etc.

Et ce grand dîner chez Véfour en 1834 coûtera à ces trois messieurs la coquette somme de soixante-six francs.

Paul de Kock
Zizine
1836



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