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Nous sommes pendant la Révolution, plus précisément sous la Convention, et Prosper, qui a eu maille à partir avec l'autorité sous la Terreur, y fait son chemin.
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Picotin venait assez souvent rendre visite à ses amis de Clichy. La première fois qu'il avait revu Prosper, il ne l'avait pas reconnu, tant était grande la différence entre le rébarbatif sans-culotte qui s'était assis sur ses genoux au théâtre de la République, et le jeune muscadin qui passait ses journées à jouer avec des enfants et à promener la petite Pauline dans ses bras. Enfin, en reconnaissant le jeune ami de Maxime, Picotin lui avait serré les mains avec affection, en lui donnant mille témoignages d'amitié. Mais comme il en faisait autant à chaque personne de sa connaissance, on avait peu de confiance en ses paroles, et l'on appréciait à sa juste valeur cette amitié qu'il prostituait à tout le monde.
Picotin se plaignait souvent de sa femme qui, comme beaucoup de personnes de cette époque, était enthousiaste des moeurs, des usages, des costumes grecs, et voulait que l'on prît à Paris toutes les modes d'Athènes.
— Je ne sais pas ce que ma boutique va devenir, dit un matin Picotin, en arrivant chez Poupardot d'un air désolé; mais voilà Euphrasie qui ne me parle plus que des Grecs, qui a sans cesse dans la bouche Athènes ou Lacédémone, et qui prétend que nous devons les imiter, parce qu'ils étaient de fameux républicains.
— Eh bien, citoyen Picotin, est-ce que tu n'es plus de cet avis? dir Prosper. Il y a quelque temps, tu avais pris le surnom d'Horatius Coclès, pour ressembler aux grands hommes de Rome; pourquoi maintenant ne prends-tu pas un nom grec, puisque ceux-ci ont la préférence?
— La préférence!... D'abord ce n'est pas général; cette idée de vouloir imiter les Grecs ne vient que des salons où se rassemblent les grandes coquettes et les muscadins... Mais le plus joli, c'est que la femme d'un conventionnel s'est promenée dans le jardin des Tuileries, avec une de ses amies, toutes deux habillées en Athéniennes, c'est-à-dire avec une robe sans chemise, ou plutôt une chemise sans robe, et les jambes nues, avec des cothurnes pour toute chaussure...
— Est-ce bien possible? dit Élisa d'un air d'incrédulité, (sic)
— Je ne sais pas si c'est possible, mais je vous assure que cela est; mon ami Romulus les a vues et suivies... Une foule d'hommes les suivait, ça se conçoit..., d'autant plus que l'on assure que ces deux dames sont fort jolies et très-bien faites...
— Parbleu! dit Poupardot, des bossues n'auraient pas pris ce costume-là.
— Eh bien, reprend Picotin, lorsque de tous côtés j'ai entendu blâmer les deux citoyennes qui ont fait cet essai, croiriez-vous que ma femme les défend, qu'elle prétend que nous devons prendre les modes d'Athènes... Me voyez-vous, moi, avec une tunique descendant à mi-cuisse, et un manteau négligemment jeté sur mes épaules!... Quand il fait du vent on doit voir de belles choses!... C'est égal, Euphrasie ne pense, ne rêve qu'à la Grèce, et pour commencer, ce matin elle a fait une panade assaisonnée de miel et de thym, en me disant que c'était de la cuisine grecque..., et, pour boisson, m'a présenté, au lieu de vin, une drogue qu'elle m'a dit être du Naxos ou du Chio. J'ai trouvé cela détestable, et je viens vous demander à déjeuner.
Etc.
Paul de Kock L'homme aux trois culottes 1842
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