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Adolphe et Eugénie s’aiment passionnément, mais leur amour est contrarié. En attendant de pouvoir voir secrètement celle qu’il aime, notre héros décide d’aller passer le temps au théâtre.
…
Adolphe va se placer; il a pris modestement un billet de parterre; et, quoiqu’il y ait déjà beaucoup de monde, il parvient à se faufiler presque au milieu. La salle est comble, mais on ne doit commencer que dans une demi-heure; Adolphe s’adresse à son voisin de droite, jeune homme assez bien couvert, qui garde deux places à côté de lui, trois devant, et quatre derrière.
— Il parait que la pièce que l’on donne est jolie? lui dit Adolphe.
— Ah! ce sera soigné; c’est d’un grand faiseur.
— Vous l’avez déjà vue?
— Je suis t’allé z’aux répétitions… La première acte est un peu froide, mais les autres réchaufferont joliment le public. Il y a des effets superbes… Quand le père tue son enfant, parce qu’il est pris pour le fils de l’autre sournois qui a fait ça exprès par le conseil de son ami, le prince, qui est un traître… Ah! Dieu! que c’est beau! je suis sûr que toute la salle pleurera!…
— Cela me paraît attendrissant, en effet. Y a-t-il longtemps que l’on donne cette pièce?
— Comment! longtemps!… D’où que vous sortez donc?… c’est la première représentation.
— Ah! c’est une pièce nouvelle?
— Pardi! est-ce qu’il y aurait tant de monde sans cela?
— Tout le monde sait donc que ce sera bien?
— Quand je vous dis que c’est d’un fameux!… d’un malin qui sait joliment accompagner ça! Il paraît que vous ne venez pas beaucoup ici?
— Non, je l’avoue.
— Ah ben! moi, je ne manque pas une première représentation aux boulevards! j’aimerais mieux me passer de dîner!… Et puis, voyez-vous, ça forme, ça éduque fièrement, le spectacle!… faut pas croire que quand je sors d’ici j’n’y pense plus… ça se grave dans ma mémoire!… J’ai la tête farcie de tirades; je pourrais vous débiter la grande scène de Tikily1, le rôle d’Abélino2, celui du muet dans Truguelin3… et le Fils banni4 donc!… Ah! c’est celui-là que je sais tout au long!… Mais c’est surtout les voleurs que je fais bien; à la maison, on m’appelle cadet Sbogar5. J’avais une vocation sensible pour le théâtre… Je voulais débuter; oh! j’étais décidé à débuter malgré ma mère, qui aime mieux que je sois tanneur; mais on m’a dit que je n’avais pas la taille; et comme je ne voulais faire que les grands rôles, ça m’a empêché!
Depuis longtemps Adolphe n’écoute plus son voisin; il se croit déjà près d’Eugénie, et les discours du jeune amateur n’ont plus le pouvoir de le distraire. Mais un grand homme sec, placé à sa gauche, lui frappe assez familièrement sur l’épaule en lui demandant si l’ouvrage est bien monté.
— Bien monté? répond Adolphe qui ne comprend pas le grand monsieur.
— Oui, je vous demande si les grands talents jouent… Moi, j’étais si pressé que je n’ai pas eu le temps de lire les noms des acteurs.
— Ma foi! monsieur, je n’en connais aucun, et je ne puis pas vous dire quels sont ceux qui jouent.
— Vous n’en connaissez aucun? Vous ne suivez donc pas ce théâtre-ci?
— Non, monsieur.
— En ce cas, je vous plains d’être venu aujourd’hui; vous êtes mal tombé; la pièce nouvelle est, dit-on, pitoyable!…
— Pitoyable! Et pourquoi être-vous venu la voir?
— Oh! moi, je viens tout voir; je suis bien aise de juger; je suis homme de lettres.
— Je vous en fais mon compliment.
— Monsieur, il n’y a pas de quoi.
— Vous avez sans doute vos entrées?
— Non… Oh! les directeurs n’ont aucun égard pour le talent!… Ils m’ont refusé trois pièces… et trois pièces qui auraient fait courir tout Paris!
— C’est bien gauche à eux!
— Ce sont des gens qui ne sont pas en état de juger un ouvrage; mais ils s’en mordront les doigts! Aussi c’est un théâtre qui tombe tout à fait.
— On ne s’en douterait pas aujourd’hui.
— Je vais faire un journal au premier jour… et qu’ils prennent garde à eux! je leur ménage des articles qui les écraseront.
— Vous me faites trembler pour eux!
— Et je tâcherai d’obtenir un privilège!
— Et alors vous ferez jouer vos pièces?
— Oui, monsieur, et je gage qu’au bout de dix ans je serai en état de me retirer.
— Peut-être avant même.
— Ah! v’là les amis! dit le jeune homme placé à la droite d’Adolphe en faisant signe à cinq ou six individus qui arrivaient alors au parterre, et pour lesquels il avait gardé des places.
— Je vous préviens que vous avez à votre droite un bataillon de claqueurs, dit tout bas à Adolphe le grand monsieur sec.
— Des claqueurs?
— Eh! oui! des gens qui viennent pour applaudir, pour soutenir l’ouvrage à tort et à travers; mais ils n’auront pas beau jeu! Je suis très-décidé à siffler; et je connais cinq ou six hommes de lettres, comme moi, qui ont apporté des clefs forées, et qui espèrent bien s’en servir.
— Mais, monsieur, vous traitez donc bien mal vos confrères!
— Eh! monsieur, cet auteur-là est un accapareur; on ne joue que lui… c’est une indignité!
— Mais, monsieur, s’il travaille plus que les autres, il me semble naturel qu’il soit joué davantage.
— Eh! monsieur, moi aussi je travaille beaucoup; je suis en état de fournir quatre ou cinq théâtres, et cependant on ne me joue nulle part! Ah! vous ne connaissez pas les intrigues de théâtre!
Etc.
Paul de Kock Monsieur Dupont 1825
1 - Je n’ai pas trouvé de quelle pièce il s’agit, mais dans Le Pompier et l'Écaillère de Paul de Kock (1837) on peut lire: parce que monsieur a joué la comédie en société, et qu'il a eu des claques dans Coelina et dans Tikily, ne se fourre-t-il pas dans la tête qu'il est un Talma .
2 - Le brigand Abélino dans la pièce L’homme à trois visages de René-Charles Guilbert de Pixerécourt (1773-1844), représentée en 1801.
3 - Truguelin est en fait un personnage de la pièce Coelina, aussi de Pixerécourt, représentée en 1800, et dans laquelle il y a en effet un personnage muet.
4 - Mélodrame de Frédéric Dupetit-Méré (1785-1827) représenté en 1815.
5 - On fait probablement ici référence au personnage de Jean Sbogar, un roman de Charles Nodier publié en 1818 et adapté au théâtre la même année par Dupetit-Méré, Balisson de Rougemont et Cantiran de Boirie.
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