La Laitière de Montfermeil

Chapitre IV

Quelques portraits d'après nature

M. de la Thomassinière est un homme riche, un homme d'affaire, un capitaliste, comme dit de Kock. Il est en visite avec sa jeune femme à la campagne de M. Destival.

M. de la Thomassinière, pour lequel on s'empresse de descendre, est un homme de quarante ans à peu près. Lorsqu'il arriva à Paris, n'ayant encore que dix-huit ans, il s'appelait tout simplement Thomas, et ne rougissait point alors de sa mère, qui tenait un petit cabaret dans son village. Mais le séjour de la capitale a entièrement changé M. Thomas; d'abord petit commis, puis employé, puis prêtant à usure, puis faisant des affaires en grand, M. Thomas a vu la fortune lui sourire, il a spéculé sur les rentes, il a été heureux: dès lors il a oublié son village, et a pris le ton, les manières d'un homme du grand monde. Que sorti de très-bas on arrive très-haut, ce n'est point là le mal; au contraire, celui qui parvient par son travail, qui fait lui-même sa fortune, laisse présumer plus de mérite que celui qui arrive tout porté au sommet des honneurs. Mais ce que l'on ne pardonnera jamais aux parvenus, c'est d'affecter de l'orgueil, de l'insolence, et de croire, en se donnant des airs de grand seigneur, faire oublier le nom et l'habit qu'ils portaient ci-devant. M. Thomas était de ce nombre. Il avait commencé par changer son nom trop bourgeois en celui de la Thomassinière. Puis, au lieu d'engager sa mère à quitter son village et à venir jouir de sa fortune, il s'était contenté de lui envoyer une somme d'argent pour qu'elle décrochât l'enseigne de l'Ane savant, et cessât de vendre du vin; mais il lui avait défendu de venir à Paris, dont l'air était, disait-il, très-malsain pour les femmes âgées. Ensuite M. de la Thomassinière avait monté sa maison, pris voiture, laquais, livrée, acheté une superbe campagne et une fort jolie femmes de dix-huit ans, qu'on lui avait livrée avec cent mille francs de dot, et qui n'avait pas seulement demandé si son mari était beau ou laid, parce que, ayant reçu une éducation parfaite, elle savait qu'un futur qui a voiture a toujours une assez jolie figure, et que d'ailleurs une femme n'est pas tenue de ne regarder que son mari.

M. de la Thomassinière, mis en petit-maître et singeant les manières du grand monde, mais laissant toujours percer quelque chose de l'Ane savant, disait à tout propos: ma terre, mes biens, mes gens, mes chevaux; il n'y avait que sa femme pour laquelle il ne se servit pas de pronom possessif. Quant à madame, vive, légère, étourdie, ne songeant qu'à la toilette et aux plaisirs, elle ne causait avec monsieur que pour lui demander de l'argent ou lui parler de la fête qu'elle voulait donner.

Etc.

Paul de Kock
La Laitière de Montfermeil
1827



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