André le savoyard

Chapitre VI

André et son frère Pierre ramonent des cheminées. De Kock introduit un personnage tout à fait "kockien".

La cheminé dans laquelle mon frère venait de passer par mégarde était celle de la chambre à coucher de mademoiselle Césarine Ducroquet, fille majeure, ayant conservé jusqu'à quarante-deux ans une vertu que n'avaient pu effleurer les hommages des hommes les plus séduisants du département de l'Isère; en revanche, mademoiselle Ducroquet aimait à s'égayer sur le compte des femmes dont les moeurs ne lui paraissaient pas bien pures. Prude par vanité, méchante par goût, coquette par instinct, superstitieuse par faiblesse, bavarde par tempérament, mademoiselle Césarine passait sa vie à se faire tirer les cartes et à jouer au boston; à faire des petits paquets avec sa vieille servante et des grabuges avec madame l'adjointe, à médire de ses voisins et à courir chez eux pour savoir ce qui s'y passait. Deux mille livres de rente, qui ne devaient rien à personne, ouvraient à la vieille fille les portes des maisons les plus considérables de l'endroit.

Cependant une vertu de quarante-deux ans devient quelquefois un poids dont on voudrait alléger la pesanteur. S'il est un temps pour la folie, il en est un pour la raison; par conséquent, quand on a commencé par la raison, on finit assez souvent par la folie. Depuis quelques temps, mademoiselle Césarine Ducroquet n'était plus la même; elle éprouvait des maux de nerfs, des vapeurs, des palpitations; ses yeux devenaient humides en lisant les amours de Huon de Bordeaux1 et de la dame des belles cousines2; elle avait en secret soupiré avec Élodie3, et frémi avec Éléonore de Rosalba4. En vain sa vieille servante lui assurait qu'elle lisait trop tard la nuit, et que cela seul faisait pleurer ses yeux. Mademoiselle Ducroquet trouvait une autre cause à sa sensibilité. Depuis plusieurs jours ses cartes lui montraient sans cesse un beau blond attaché à ses pas, la suivant partout, et se trouvant toujours avec elle et l'as de pique, soit à la ville, soit à la campagne. Quel était ce blond? que lui voulait-il? Le destin lui annonçait-il un époux dans les petits paquets? Mademoiselle Césarine ne pouvait éloigner ces pensées de son esprit troublé; partout elle cherchait le beau blond. Elle soupirait, elle s'impatientait! Son heure était venue: à quarante-deux ans le timbre du coeur n'a plus cette douceur, ce son argentin qui fait tendrement rêver la volupté; c'est une cloche qui tinte avec force et qui étourdit celles qui la possède.

Mademoiselle Césarine Ducroquet, ne voulant pas laisser connaître dans la ville le changement qui s'opérait en elle, allait beaucoup moins dans le monde, et se concentrait dans ses cartes et ses romans de chevalerie ou de revenants. Cette nouvelle manière de vivre avait altéré sa santé; bientôt il fallut consulter un médecin. Un nouveau disciple d'Esculape venait de se fixer dans la ville; on vantait beaucoup son savoir; mademoiselle Ducroquet ne le connaissait encore que de réputation; elle le fit prier de venir la voir, et M. Sapiens, charmé de se faire une clientèle, s'empressa de se rendre à son invitation.

Etc.

Paul de Kock
André le savoyard
1825

1 - Chanson de geste du cycle de Charlemagne qui remonte à la fin du XIIIème ou au début du XIVème siècle.
2 - De Koch fait ici référence à un personnage du roman d'Antoine de la Sale, Le Petit Jehan de Saintré, publié en 1456.
3 - Il s'agit probablement du personnage de Le Solitaire, roman gothique du Vicomte d'Arlincourt, publié en 1821.
4 - C'est probablement le personnage de L'Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs d'Anne Radcliffe (1797), qui s'appelle Ellena dans le roman, mais Éléonore dans la pièce qui en est tirée.



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