Mon voisin Raymond

Chapitre V
Elle est passée, enfin!

Dorsan, jeune célibataire riche et coureur de jupons, jeune homme du meilleur monde, a secouru à la nuit Nicette, seize ans et bouquetière, que bât sa mère pour la forcer à épouser Beauvisage, garçon charcutier du quartier. Il la ramène chez-lui, n'ayant pas d'autre endroit où la mener. Que fera notre héros, cette fine fleur de chevalerie française?

Elle se met cependant à l'autre bout du canapé. Sa rougeur, son trouble me décèlent une partie de ce qu'elle éprouve. Moi-même je suis embarrassé… quoi? avec une bouquetière?… et précisément c'est parce que c'est une bouquetière que je ne sais comment m'y prendre. Je vous jure, lecteur, qu'auprès d'une dame du grand monde ou d'une grisette, je serais déjà plus avancé.

— Nicette, savez-vous que vous êtes charmante! — On m'la dit queuquefois, monsieur. — Bien des hommes doivent vous faire la cour? — Ah! il y en a qui veulent m'enjôler en venant m'acheter des bouquets; mais je ne les écoute pas. — Pourquoi pensez-vous qu'ils veulent vous enjôler? — Ah! parce que ce sont de beaux messieurs.… comme vous. — Si je vous parlais d'amour, vous penseriez donc… — Que vous voulez vous moquer de moi. Pardi! c'est tout simple!

Voilà un début qui ne me promet rien de bon. N'importe, le continue, et insensiblement je me rapproche de la petite.

— Je vous jure, Nicette, que je ne me moque jamais de personne!… — Tous les hommes disent ça! — D'ailleurs, vous êtes assez jolie pour inspirer une passion. — Oui!… une passion d'quinze jours!… Oh! je ne donne pas là-dedans! — D'honneur! vous êtes trop bien pour une bouquetière… — Bah! vous plaisantez... — Si vous vouliez, Nicette, vous pourriez trouver mieux que cela… — Non, monsieur; non, je n'veux vendre que des bouquets… Oh! je n'suis pas vaniteuse… J'ai refusé Beauvisage, qui a des écus et qui m'aurait donné des déshabillés d'indienne, des bonnets à la glaneuse et des chaînes de similor; mais tout ça ne m'a pas tentée. Quand on n'me plaît pas, rien ne peut me faire changer d'idée.

Elle n'est pas intéressée: il faut donc lui plaire pour en obtenir quelque chose; tâchons de lui plaire…. Mais j'ai un malheur, lorsque je veux faire l'aimable: je ne sais plus ce que je dis; c'est ce qui fait que je reste pendant dix minutes sans rien dire à Nicette, me contentant de pousser de profonds soupirs et de tousser pour ranimer la conversation. Mais Nicette n'y entend pas malice, ou c'est peut-être pour se moquer de moi qu'elle me dit avec un grand sang-froid: — Vous êtes ben enrhumé, monsieur?

Allons! je rougis de ma sottise: rester gauche et timide près d'une marchande de bouquets! ah! je ne me reconnais plus.

Et pour me reconnaître j'enlace Nicette dans mes bras et je cherche à l'attirer sur mes genoux. — Laissez-moi, monsieur….. laissez-moi, j'vous en prie. — Nicette, quel mal faisons-nous?… — Je ne veux pas que vous me serriez si fort… — Un baiser, et je vous laisse… — Rien qu'un, à la bonne heure…

Il me faut son consentement, car elle sait très-bien se défendre; elle est forte; elle joue avec adresse des mains et des genoux; et, comme je n'ai pas l'habitude de ces sortes de luttes, auxquelles nos dames du grand monde ne nous ont pas habitués, je crois que je parviendrai difficilement à triompher de la jeune fille.

Elle m'a permis de l'embrasser, et j'en profite: confiante dans ma promesse, elle me laisse le prendre, ce baiser si désiré, et me tend ses joues fraîches et vermeilles, parées encore d duvet de la jeunesse et de la candeur.

Mais j'envie un bonheur plus grand: c'est sur da bouche charmante que je veux cueillir un baiser bien plus délicieux! Nicette veut, mais trop tard, s'y opposer…. j'en prends un…. j'en prends mille…. Ah! qu'ils sont doux les baisers que j'imprime sur les lèvres de Nicette! Saint-Preux trouvait âcres ceux de Julie; mais moi, je n'ai jamais senti d'âcreté dans les embrassements d'une jolie femme; il est vrai que je ne suis pas un Saint-Preux, grâce au ciel.

Un feu dévorant circule dans mes veines. Nicette partage mon ardeur; je le vois à l'expression de ses yeux, au frémissement de tout son être; je vais profiter de son trouble pour oser davantage…. mais elle me repousse…. elle se dégage de mes bras…. elle court vers la porte; elle est déjà sur le carré, lorsque je l'atteins et la retiens par son jupon.

— Où donc courez-vous, Nicette?… — J'm'en vas, monsieur… — Que dites-vous?… — Oui, monsieur, j'm'en vas… j'vois ben que je ne dois pas passer la nuit cheux vous… j'n'aurais jamais cru qu'vous voudriez abuser de ma peine pour… mais puisque je m'suis trompée… j'm'en vas…. — Arrêtez, de grâce… où iriez-vous? — Oh! je n'en savons rien… mais c'est égal! j'vois ben que je s'rai plus en sûreté dans la rue… que seule avec vous.

Etc.

Paul de Kock
Mon voisin Raymond
1823



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