La Femme, le mari et l'amant

Chapitre V

Deligny et son amis Dubois, deux jeunes viveurs, riches et dépensiers, font des crêpes pour le carnaval chez des grisettes, car ces messieurs du meilleur monde ne dédaignent pas coucher avec une grisette, même s'ils ne se montreraient pas sur la rue avec elle.

Dubois ôte son habit, retrousse ses manches, met devant lui ce qui reste de la camisole déchirée. Quoique boitant un peu, je voudrais l'aider; mais il n'y a chez Charlotte ni table, ni vase assez grand pour contenir la pâte, ni grande cuillère pour la verser dans la poêle. Chacun se met en campagne pour se procurer ce qui manque. Pendant que Dubois tire au milieu de la chambre la commode, dont il fait une table, Manette et Charlotte vont chercher des assiettes et des verres chez les voisins; Laure allume le feu dans la cheminé, la grande Aimée nettoie la poêle, et Ninie lave quelques mauvaises fourchettes de fer. Moi, je cherche un égrugeoir, ou du moins un marteau pour le sucre dont on saupoudrera les crêpes. J'ouvre sans façon les armoires; je trouve dans l'une un vieux pot à l'eau, quelques savates et une chandelle; dans une autre, quelques chiffons, un assez joli fichu de barège, et une bouteille de cirage anglais; enfin un fer à repasser s'offre à ma vue, je m'en empare, et il me sert à piler le sucre.

Bientôt Charlotte revient avec une immense cuvette dans laquelle on fera la pâte, et une cuillère à punch pour la verser. Manette apporte un moutardier pour mettre le sucre, et deux verres, dont un à patte, ce qui, avec celui que possède déjà Charlotte, pourra suffire à la société: vu que lorsqu'on est sans cérémonie on peut bien boire dans le même verre. Les patriarches du bon vieux temps partageaient leur couche avec leurs hôtes, il me semble qu'une grisette peut bien partager son verre avec ses amis.

Enfin on a à peu près tout ce qu'il faut; et à chaque objet que l'on pose sur la commode, ce sont des éclats de rire interminables; la pauvreté a donc quelquefois son côté comique; s'il ne manquait rien pour ce festin, si l'on avait trouvé chez Charlotte toutes les choses nécessaires, on rirait beaucoup moins. La table et tous les objets qui la couvrent ne fourniraient pas des plaisanteries à ces demoiselles. Les grisettes sont vraiment philosophes; avec elles le plaisir du moment chasse bien loin le lendemain, et fait oublier la veille.

Dubois a mis son mouchoir autour de sa tête pour achever de se donner l'air d'un gâte-sauce. Pendant qu'il bat ses oeufs et sa farine au bruit des applaudissements de ces demoiselles, je me suis assis près de Ninie, qui me regarde avec un petit air boudeur, et ne me dit rien. Quoi, pas de reproche de ce que je ne suis pas allé la voir!… Cette petite niaise a déjà le tact d'une grande coquette. Si elle me témoignait des regrets de ne m'avoir pas revu, je m'en excuserais négligemment; elle ne m'en souffle pas un mot, il faut donc que ce soit moi qui commence à m'excuser…

Etc.

Paul de Kock
La Femme, le mari et l'amant
1829



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