Cerisette

Une matelote singulière

Cerisette, jolie fille de dix-sept ans, est orpheline. Elle a grandit et travaille dans une auberge, où une troupe de comédiens ambulants vient de faire halte. Ils font la fête.

Le champagne ayant été trouvé bon par Cuchot, qui s'y connaît, et par madame Gratteboule, qui prétend avoir bu des premiers crûs de France, une bouteille est bientôt vidée et remplacée par une autre. Alors la gaîeté devient générale: Elodia chante de l'opéra, Zinzinette du vaudeville, Albertine une chansonnette un peu grivoise; madame Ramboure essaye une romance sentimentale, et Poussemard fait ce qu'il peut pour accompagner la duègne à la tierce, tandis que madame Grattenboule bat la mesure avec son couteau sur son verre. Grangérant déclame une pièce de Molière. Desroseaux conte une histoire à Cuchot qui boit et ne l'écoute pas; Angelys dit des douceurs à Cerisette à laquelle il vient de prendre la main, en lui offrant du champagne qu'elle refuse. Montézuma s'est levé et se promène autour de la table en déclamant et mimant une scène du Déserteur1, dont il a l'air de faire un ballet; il entonne d'une voix de cornet à pistons:

La mort n'est rien, c'est notre dernière heure…
Et ne faut-il pas que l'on meure?

Là, il fait une demi-pirouette, qu'il termine en jetant son corps en arrière pour figurer quelqu'un qui s'est tué, puis il reprend:

Chaque minute, chaque pas
Ne mène-t'il pas
Au trépas?

Arrivé à ce passage, il juge convenable de faire une foule de petits pas glissés comme s'il dansait une anglaise. Ensuite il continue:

Mais souffrir une perfidie
Aussi sanglante, aussi hardie...

Pour donner plus de force à cet endroit, Montézuma tape du pied, se recule comme s'il voyait le diable, puis s'arrête en se tenant un moment en équilibre sur ses orteils. C'était de cette manière que le bel homme jouait presque tous ses rôles. Et souvent en province cela lui valait de nombreux applaudissements que l'on n'aurait pas accorder à une déclamation simple et naturelle.

Poussemard quitte la salle pour aller chercher son instrument. On apporte le café, l'eau-de-vie et du cassis, la seule liqueur que l'aubergiste puisse offrir à ses hôtes.

On se lève de table. Tout le monde parle ou chante en même temps. Le père noble fait le tour de la table en déclamant le rôle du Misanthrope, s'arrêtant de temps à autre devant une chaise à laquelle il adresse ses vers.

Montézuma a quitté le Déserteur pour le Tableau parlant2, il est en train de danser le rôle du beau Léandre. Desroseaux et Zinzinette chantent le duo de Picaros et Diégo3; Elodia fait des roulades en criant:

— Grâce! grâce! grâce pour elle!…

Etc.

Paul de Kock
Cerisette
1850

1 - De Kock fait ici référence à l'opéra-comique Le Déserteur de Monsigny et Sedaine créé en 1769.
2 - Opéra-comique de Grétry et Anseaume, aussi créé en 1769.
3 - Opéra-comique de Daleyrac et Dupaty créé en 1800.



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