Georgette

Chapitre VI

Nous sommes en diligence. Un gros monsieur, qui de crainte d'éprouver une faiblesse, mange une brioche à chaque quart d'heure, en ayant soin de l'arroser avec un demi-verre de rhum, parle à une dame qu'une soixantaine d'années n'empêchent pas de mettre du rouge et des mouches et qui lit un gros livre.

...

— Est-ce le Cuisinier bourgeois que madame lit avec tant d'attention? C'est le gros monsieur qui s'adresse à la vieille. — Le Cuisinier bourgeois?... Non, monsieur; je ne trouverais aucun charme dans une semblable lecture!... — Tant pis pour vous, madame, car c'est un excellent livre: c'est peut-être l'Epicurien français que vous tenez? — Pas davantage, monsieur; je lis un roman d'Anne Radcliffe, et j'en suis à l'endroit où la jeune héroïne sort à minuit de sa chambre pour aller visiter la tour du Nord... — Cette demoiselle-là ferait bien mieux de se coucher, il me semble, au lieu d'aller ainsi courir la nuit toute seule. — Se coucher, monsieur, se coucher !... est-ce qu'une tendre victime de la barbarie d'un tyran oppresseur doit se coucher et dormir comme une fille de boutique?... — Ma foi, je croyais que toutes les femmes étaient faites de même. — Ah, monsieur! on voit bien que vous ne lisez pas les romans anglais! vous y verriez des demoiselles qui parcourent toutes les nuits des souterrains sans avoir peur, qui parlent à des spectres sans trembler, qui passent les journées occupées de leur amour sans jamais songer à dîner et à souper!... qui, poursuivies par un amant brutal, sont souvent surprises endormies, et dont la vertu, malgré toutes ces rencontres, ne reçoit jamais le plus petit échec!..., vous y verriez... Ah, mon Dieu! quelle odeur!.., ah! quelle odeur! c'est une infection!...

Etc.



Chapitre IX


Charles de Merville, qui vient d'avoir dix-huit ans et donc de quitter le collège, va visiter Georgette, une jeune fille qu'il a rencontrée il y a plusieurs années dans une cour d'auberge, qu'il n'a pas encore revue, mais qu'il n'a aussi jamais oubliée. Il la rencontre sans la reconnaître.

...

Baptiste galope vers la ferme. Charles descend de cheval et le suit lentement. La voix d'une jeune fille le frappe agréablement: que cette voix est douce et flexible! Ce ne sont pas, à coup sûr, les grosses paysannes qu'il a vues sur la route qui savent chanter ainsi! Il s'arrête et cherche des yeux la chanteuse… elle vient de son côté, il l'attend; elle passe près de lui: c'est une jeune fille de seize ans au plus, vêtue d'une robe blanche que le Zéphyr semble agiter afin que l'on puisse entrevoir des formes séduisantes; un chapeau de paille, attaché sous le menton, cache une partie de sa figure; mais ce que l'on aperçoit annonce annonce combien l'ensemble doit être joli!… un oeil vif et malin, une bouche charmante, des dents blanches comme la neige. — Et puis!… — Et puis c'est tout lecteur. — Comment! elle n'a pas un teint de lis et de rose, une peau de satin, un front virginal, un nez bien proportionné, une taille de nymphe, et un sein dont les contours semblent formés par les Amours!… — Non, lecteur, non; mon héroïne a bien tout cela fort agréable, mais ce n'est pas aussi parfait que vous semblez le croire… enfin je vous parle d'une femme jolie, comme nous en voyons assez souvent dans la société, et non d'une beauté parfaite depuis la racine des cheveux jusqu'à la plante des pieds, et comme on en rencontre tant!… dans les romans.

Etc.

Paul de Kock
Georgette
1820



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