Décembre 1839. Karr était un légitimiste, c’est-à-dire qu’il supportait les Bourbons au temps où les Orléans les avaient remplacés. Il était aussi anti-républicain. Il s’opposait au suffrage universel, parce que le peuple est ignorant, comme il s’opposait à l’éducation obligatoire et gratuite. Dans ses Guêpes, il critique surtout l’actualité politique de son temps. Je choisi cependant de vous donner un de ses rares commentaires à saveur littéraire. la comédie de madame de girardin1. — C’était le jour où l’on représentait au théâtre de la Gaîté le Massacre des Innocents2. Des écrivains chargés par les journaux de rendre compte de la représentation des pièces de théâtre, presque aucun me parut dans la salle. Les plus influents des feuilletonistes avaient reçu une lettre ainsi conçue: « M. et madame Émile de Girardin prient M. *** de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux, le mardi 12 novembre, à neuf heures, pour entendre l’École des journalistes. » Dans un salon tendu de vert, décoré avec une simplicité riche et élégante, on remarquait madame de Bawr3, madame Gay4, madame Ancelot5, madame Ménessier6, MM. Hugo, de Balzac, Étienne7, de Jouy8, Lemercier9, Ancelot,10 E. Sue, Émile Deschamps11, Malitourne12, Plusieurs femmes du monde, les unes spirituelles, les autres jolies, une jolie et spirituelle, des artistes distingués, des hommes du monde. Mais surtout on remarquait tous les rois du feuilleton, et à leur tête leur maître, M. Jules Janin14. C’était là aussi un massacre des innocents. Hérode ne tarda pas à paraître; c’était une jeune femme svelte et forte à la fois comme la muse antique, encadrant un charmant visage dans de splendides cheveux blonds; elle était vêtue de blanc, et ne ressemblait pas mal à la Velleda de M. de Chateaubriand. Elle prit sa place, et commença sa lecture. C’était une suite de vers fins et spirituels qui faisaient naître dans l’esprit un sourire que beaucoup arrêtaient sur leurs lèvres; c’était une satire contre les journalistes: l’auteur, rassemblant les traits de quelques visages, en avait fait un portrait général, dans lequel beaucoup ont le droit de ne se pas reconnaître. Le premier acte finit au milieu des applaudissements. Madame de Girardin but un verre d’eau pure, et moi je frémis. L’élite des journalistes était là; ils étaient renfermés; on leur servait des glaces et des gâteaux; je me rappelai le poison des Borgia. Mais que ne devins-je pas quand je m’aperçus que presque tous les hommes avaient au dos une marque blanche. Je me rappelai alors aussi les missions à l’église de Petits-Pères sous la Restauration; c’était ainsi que les agents de police marquaient dans l’église les perturbateurs, que l’on empoignait à la sortie. Ces deux souvenirs, celui des missions et celui de Lucrèce Borgia, se croisaient dans mon esprit, je demeurai incertain, non pas si la comédie en cinq actes aurait un sixième acte tragique; j’en étais bien persuadé, mais seulement si cela finirait comme Bajazet, quand la sultane dit au héros, que les muets attendent à la porte pour l’étrangler, son terrible: Sortez! Ou comme Lucrèce Borgia, quand elle dit aux convives de son fils Gennaro: Messeigneurs, vous êtes tous empoisonnés! La lecture cependant, ou plutôt l’exécution continua. Quelques hommes, qui connaissaient les visages des journalistes, les désignaient aux hommes et aux femmes du monde qui ne les connaissaient pas, et on faisait à chacun l’application des dix vers qui se lisaient pendant qu’on l’examinait à son tour. C’était assez embarrassant, je vous assure, et je me trouvai heureux de n’avoir jamais été qu’un journaliste de passage. Les mots spirituels, les vers charmants, les épigrammes, les vérités, les injustices sortaient toujours de la bouche d’Hérode. Il vint même une scène d’un drame élevé, très-belle, très-bien écrite, et , comme l’a dit Janin dans sa réponse à madame de Girardin, mieux dite que l’eût pu faire aucune actrice du Théâtre-Français. Pendant ce temps, M. Émile Deschamps répétait à chaque vers, ainsi qu’il le fait à toutes les lectures: châmant! châmant! Etc. Alphonse Karr 1 - Delphine de Girardin (1804-1855), l’auteur de la pièce dont il est question ici, était salonnière, écrivaine et journaliste, ainsi que l’épouse d’Émile de Girardin, le directeur de La Presse. |
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