La Vertu de Rosine

I.

Houssaye nous donne ici une histoire à la Murger assaisonnée de morale judéo-chrétienne. Rosine est jeune et elle est belle, elle est aussi pauvre, très pauvre, mais pure.

Un matin Rosine descendit pour prendre le lait quotidien au coin de la rue. Elle était habillée pour l'amour de Dieu: une petite jupe verte, un corsage de basin blanc, des pantoufles déchirées. Deux boucles de ses cheveux flottaient au vent sur ses joues. Elle était charmante ainsi. Un grand étudiant blond, qui l'avait vue sortir, comme un doux rêve, de l'obscure allée de la maison, la suivit pas à pas, émerveillé de tant de grâce et de légèreté. Il prit surtout un grand charme à voir sautiller ses petits pieds presque nus sur les pavés. Une charrette de maraîcher arrêta Rosine au passage. Tout naturellement l'étudiant s'arrêta près d'elle, entre deux portes. Elle le regarda et rougit.

« Mademoiselle (c'était la première fois qu'on appelait Rosine Mademoiselle), ne craignez-vous donc pas de gâter vos jolis pieds? »

Elle ne répondit pas, mais elle ne songea pas à s'offenser.

« Mademoiselle, reprit l'étudiant avec un regard plus tendre, est-il possible qu'une si jolie fille, — comme vous, — demeure enfouie dans une pareille rue? Pourquoi les belles femmes n'habitent-elles pas les belles rues? — Je ne sais pas ce que je dis, mais on perdrait la tête à moins. »

La charrette allait passer; l'étudiant se rapprocha de Rosine et lui saisit la main: « Monsieur... »

La voix de Rosine expira sur ses lèvres.

« Encore un mot, mademoiselle. — Voulez-vous être de moitié dans ma fortune d'étudiant? 200 francs par mois, — c'était hier le premier du mois, — une jolie chambre en belle vue, le coeur le mieux fait du monde, la Chaumière deux fois par semaine, un joli chapeau bleu de pervenche pour ombrager cette fraîche figure, une robe de soie clair, un collier de perles du Rhin, des bottines pour ces petits pieds blancs. C'est peu, mais quand le coeur y est, c'est un trésor. — Si vous saviez comme on est heureux de vivre là-bas autour du Panthéon, rue de Grès, no 2 »

La charrette était partie; Rosine, abasourdie de toutes ces paroles, qu'elle n'entendait pas, finit par dégager sa main et par s'échapper.

L'étudiant vit bien qu'il s'était mépris; cependant il ne voulut pas s'éloigner encore; il suivit la jeune fille des yeux; elle paya son lait et revint sur ses pas. Il l'attendit de pied ferme, résolu de tenter encore la bonne fortune. Mais Rosine, craignant de le rencontrer une seconde fois, entra dans l'arrière-boutique d'une fruitière, d'où elle ne sortit qu'une demi-heure après. Le jeune homme n'était plus là.

Etc.

Arsène Houssaye
La Vertu de Rosine
1844



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