Les Confessions


Livre VI
La Bohème romantique

III
Que chacun avait son idéal

Houssaye nous parle ici de ses amis de jeunesse et de leurs espoirs.

...

Nous étions tous d'accord pour conquérir la renommée, mais nous étions tous opposés par notre idéal.

J'étais peut-être le moins gourmand. Je demandais une vie à l'aventure, pourvu que l'aventure fût belle, pourvu que je ne fusse pas trop mal accueilli dans le coin des femmes, pourvu que mon cabinet de travail fût peuplé d'oeuvres de maîtres. On voit que c'est à la portée de tout le monde, à moins que ce ne soit un plumitif de quatrième ordre. Camille Rogier rêvait des harems dans quelque ville orientale comme Bagdad : il réalisa presque son rêve, puisqu'il devint, par je ne sais quel ricochet, directeur des postes là-bas. Gérard de Nerval ne rêvait que voyages à travers le monde et à travers Paris. Il voyagea en Orient et ailleurs, il erra dans le vieux Paris, comme un petit-fils de Pierre Gringoire jusqu'au jour où, pour terme du voyage, il trouva le gibet de la rue de la Vieille-Lanterne. Préault ne demandait qu'à être le petit-fils de Michel-Ange; pour lui, son atelier était la terre promise : il a eu la sagesse de vivre dans son atelier, mais il n'a rien signé Michel-Ange. Roger de Beauvoir aimait trop la vie en dehors pour ne pas courir toutes les passions, mais il revenait toujours à l'amour des lettres. Voilà pourquoi nous étions bons compagnons. Le pays littéraire était notre pays natal, nous avions beau l'oublier dans les aventures parisiennes, nous y revenions avec enthousiasme. L'idéal le plus effréné, c'était celui de Théophile Gautier; son personnage de Fortunio en peut donner l'idée. Il rêvait la vie à quatre chevaux et à quatre sultanes; par malheur, tout ne fut qu'un rêve pour lui. Ce poëte, qui avait en horreur les bourgeois, fut condamné à la vie bourgeoise.

...

Édouard Ourliac était parmis nous tous le moins ambitieux dans ses rêves : il ne demandait que le droit au travail dans la littérature; il trouvait à peine çà et là une porte ouverte, de quoi ne pas mourir de faim. C'était un esprit charmant, amer et gai, qui avait eu le tort de débuter par des romans indignes de lui, par exemple : L'Archevêque et la Protestante. Il lisait Voltaire et voulait ne plus retomber dans les bêtises romanesques, selon son expression. Ce fut Louis Veuillot qui mit la main sur lui. Et il se trouva bien heureux d'être entré tout vivant dans le royaume de Dieu. Cette conversion surprit tout le monde hormis moi-même. Il avait trouvé son idéal avant les autres.

Etc.

Arsène Houssaye
Les Confessions
1885-91



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