Les Billets bleus

Le Billet bleu

Malgré tout son courage, le jeune peintre César Cardillac se trouvait à bout de ressources : trois termes arriérés, un congé par huissier, du papier timbré de toute provenance pleuvant sur lui, le déficit, la débâcle, et rien qu'un billet de cent francs, un billet, tout neuf, il est vrai, mais unique et honteux de sa solitude, dans un portefeuille autrefois gonflé. Comment répondre à tant d'échéances diverses avec cet unique billet bleu? Fuir, voilà tout.

César mit sur ses épaules son barda, c'est-à-dire le fourniment du peintre voyageur : le chevalet, la boîte, le pliant, une toile, des petits panneaux, une chemise et une paire de chaussettes; sa toilette était encore présentable, et n'indiquait point trop sa détresse. Alors, avec ce fond de bohémien, que la prospérité momentanée n'avait que fort peu entamé, il jeta à son atelier un au revoir laconique, inscrivit à la craie sur la porte : Fermé pour cause de promenade, ajoutant à cette formule l'indication : la clef est sous le paillasson; puis, il parti à l'aventure.

Où aller? Bast! Le soleil ruisselait entre les arbres du boulevard de Clichy, une brise aimable secouait comme des encensoirs les marroniers en fleurs, et le parc Monceau ressemblait à un énorme bouquet. Mais où aller? il ne s'agit point seulement de décamper, il faut recamper ensuite.

Machinalement, César , suivant l'avenue de Villiers, se dirigea vers les fortifications.

Il y avait dans le parc de Neuilly, une maisonnette, où s'était écoulé l'enfance heureuse de César, lorsque sa mère, bonne, douce, charmante, l'excitait à travailler ferme, pour devenir célèbre, illustre.

Tout en descendant le boulevard Bineau, il se revoyait enfant, courant de ci de là par ces grandes avenues, plus tard prenant ses premiers croquis, plus tard encore exécutant son premier tableau : la Marchande de gaufres. Il s'attendrissait, mais de cet attendrissement surgissait peu à peu une grande colère contre l'oncle Tourtin, le grippe-sou Tourtin, l'harpagon de la famille, espèce de paysan ratatiné, racorni, qui ne croyait qu'aux écus et aux pistoles. Est-ce que ce parent sans entrailles n'avait pas à ce point abusé de la candeur de sa soeur, la mère de César, pour lui prêter, en un moment où elle se trouvait gênée, un peu d'argent à un taux fabuleux? Est-ce que grâce à des hypothèques successives, il n'était pas devenu propriétaire de la petite maison du boulevard de la Saussaie? Est-ce que, à l'époque où mourut la brave créature, cet oncle n'avait pas exigé de lui, César, s'il voulait plus longtemps demeurer là, il renonçat à la peinture, pour laquelle sa mère avait consenti tant de sacrifices? Est-ce qu'il n'avait pas imposé qu'il prit un métier lucratif : usurier peut-être, alors? Et Carcillac s'indignait.

Pourtant, il se dirigeait machinalement, comme poussé, vers cet unique asile, dont jadis il avait été banni.

...

Tout à coup il lui vint, de ce billet neuf, une idée saugrenue.

- Oh! fit-il en souriant, oh! c'est cela, avoir l'hospitalité du cher oncle, et me venger, en lui jouant un bon tour de rapin. Ça me va.

Etc.

Émile Goudeau
Les Billets bleus
1887



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